Il y a eu un bouleversement profond des esprits et des attitudes, on passait d'une société quasi patriarcale où la docilité était de mise dans un certain conformisme, où la bien-pensance régnait avec une censure cinématographique rigide, la télévision d'Etat (la voix de la France), vers une société plus libérée, plus "permissive", une jeunesse plus dynamique cela suivait Salut les Copains, Johnny Hallyday, Mitchell etc. des années 1960, et cela a donné des films plus libres qui seront bloqués par le X de Giscard... etc.
Mai 68 est une véritable date, un tournant dans la société française.
"Ethel… Je lui prends La main. Nous
courons vers Saint-Michel. Des CRS bloquent le boulevard vers la Seine. Nous
remontons l’avenue, et nous nous mêlons aux étudiants qui forment des groupes
de discussion, échangent des nouvelles sur les événements de la veille. Dans la cour de la Sorbonne le désordre est
total. On campe, on rit, on drague. Je suis heureux, je suis entré dans ce
temple. Des banderoles : « L’imagination
au pouvoir », « CRS=SS », « Il est interdit d’interdire ! ».
Je serre la main d’Ethel. Elle est frémissante. Mais déjà elle est happée par un groupe de filles. Elles lui
font signer une pétition. Je l’entraîne dans l’amphithéâtre. C’est la première
fois. Je suis saisi. Cette rotonde, cette foule en délire, qui crie, proclame,
dans un brouhaha de joie libérée ! Je suis pris par cette frénésie, j’embrasse
Ethel. Elle me sourit, je la prends par la taille. Je la sens se serrer contre
moi. Elle est joyeuse. Nous traversons la foule qui crie : « À l’Odéon ! » Nous y
courons. Ce sont les vacances ! Nous sommes ivres, ivres de liberté. Il y
a des gars et des filles partout, sur le boulevard, dans les rues, qui rient,
discutent. Tout a changé ! La ville n’est plus la même. Plus de voitures,
plus de bus, les rues jonchées de journaux, de proclamations. Nous entrons dans
l’Odéon. Jean-Louis Barrault est debout dans le hall, il regarde notre horde
déferler, déboussolé, happant des mains qui se tendent, son visage parcouru
d’un rictus nerveux. Nous passons près de lui. Je suis surpris qu’il soit si
petit, si fluet. Il m’avait paru grand lorsque je l’avais vu sur la scène de…. Délicate
balance, la pièce d’Albee…
Le père d’Ethel nous reçoit avec stupéfaction et colère.
- Comment pouvez-vous avoir abandonné vos cours ?
Il s’exprime avec véhémence, et son fort accent étranger jaillit du fond
de son cœur, dans une voix gutturale, caverneuse. Ses mots grondent avec la
force d’un lointain tonnerre.
- Les Français sont devenus fous ! Ma voiture a été bloquée au Cour
la Reine, et j’ai vu des ombres innombrables courir à travers les arbres, vers
les Champs Elysées. Que veulent-ils?
- La Révolution, papa.
Elle a dit cela d’une voix forte, comme prête à l’orage.
Il sursaute.
- Est-ce possible que tu puisses dire cela ? La révolution, mais
cela serait terrible ! Nous en sortons. Toute l’Europe en sort, et tu
voudrais remettre cela ? Des millions de morts ?
Il lui parle comme si elle représente la masse informe des manifestants
qu’il a croisée. À travers elle il voit les milliers de pieds qui
s’entremêlaient et couraient dans une même direction : le Pouvoir.
- Et vous, jeune homme ?
Je le regarde, désemparé. Je ne sais quoi dire devant cette colère. Je
balbutie quelques phrases qui racontent ce que nous avons vu, et dis que ce
n’est qu’une sorte de fête de jeunes.
- De jeunes ?
Il bondit. Fait de grands pas dans le salon, puis s’arrête pile devant
moi :
- Toutes les révolutions viennent de la jeunesse. Une jeunesse
irréfléchie qui veut le changement pour le changement, et qui chamboule tout.
Ça commence par des chansons, Camille Desmoulins, Chénier, et ça se termine
avec Saint-Just, Robespierre, Lénine, Staline, Ceaucescu, et des guerres !
On ne vous apprend pas tout ça à l’école, au lycée, à l’université ?
Qu’est-ce que l’on vous apprend alors ? C’est le b.a. ba de la vie.
- Mais papa, ce n’est pas ce que tu crois.
Ethel m’étonne, elle est très calme, sa voix est douce :
- Ce n’est pas une révolution comme celles-là, non, non, c’est pour plus
de liberté pour les jeunes. Tu te rends compte qu’à Nanterre, ils n’avaient pas le droit de se réunir dans
les chambres pour discuter, que les filles étaient à part, les garçons à
part ?
- Et alors ? Mais le monde a fonctionné comme cela depuis
toujours…Vous voulez vous réunir pour coucher, c’est ça ? »
- Pourquoi dis-tu cela ? Les étudiants d’aujourd’hui ne veulent
plus de ce vieux système. »
- Alors c’est pour ça, qu’ils font la révolution ? »
- Papa, ça, et pour bien d’autres choses.
Monsieur Sthal se laisse tomber dans un fauteuil, accablé.
- J’ai fui les massacres de Bessarabie où tous tes grands-parents
ont été assassinés. Enfant, j’ai traversé toute l’Europe pour me réfugier dans
ce pays, et maintenant, toi, Ethel, ma fille, tu me parles comme ça ? Tu
m’annonces que la jeunesse française n’est pas heureuse, que tous les sacrifices
pour la liberté n’ont servi à rien, que tout va recommencer avec
l’anarchie ?
- Mais non papa. Nous voulons aussi un autre monde.
La sonnerie du téléphone retentit. Monsieur Sthal arrache le combiné.
- Oui, Bertrand, c’est moi ! dit-il en comprimant son exaspération.
Je fais signe à Ethel qu’il vaut mieux que nous déguerpissions. J’en ai
marre d’entendre les gémissements de son père. Nous ne sommes pas des
bolcheviks. Nous voulons la liberté, la
vraie liberté pour notre jeunesse ! Et les vieux ne comprennent rien. Ils
nous envoient des CRS. J’entends à mon oreille « CRS-SS ». Je regarde monsieur Sthal parlant d’une voix sourde au téléphone.
Il a raison, tout va péter !
- Ecoute Europe 1 ! C’est la CGT maintenant qui se met dans la
danse, m’annonce Bertrand, s’exclame son père en raccrochant.
Nous courons sur le boulevard Malesherbes, vers la Madeleine et la rive
gauche, nous avons hâte de nous retrouver entre nous. Nous croisons des CRS sur
le pont de la Concorde. Ils nous observent, l’œil méfiant.
Tout est d’un calme ! Un calme d’avant tempête.
Archie est rivé à son transistor.
- Nanterre, Assas, Jussieu, ça barde partout. On va tout foutre en
l’air, c’est la révolution prolétarienne ! Vive la fin du
capitalisme ! Vive Mao ! Vive le petit livre rouge !
Il est blême de joie. Son visage émacié fulmine de bonheur.
Nous courons avec lui à la réunion de Sartre. Des camions avec des
étudiants, brandissant des drapeaux rouges et le poing, passent sous les
fenêtres des bourgeois en chantant l’Internationale.
Pendant que Sartre, la lippe pendante sous sa cigarette, et le regard
bigleux, discourt dans la grande salle, Ethel dévore Archie des yeux, moi, je
n’existe plus. Avec sa petite barbe blonde, sa fine moustache, son nervosisme à
la d’Artagnan révolutionnaire, il la fascine, je le vois bien. Je m’en fiche
intellectuellement, mais j’aime pas ça. Elle va tomber dans un de ces amours
minables qui ne m’intéressent pas. Une sorte de complicité dans le crime, dans
la destruction, les rapproche. Je veux qu’elle reste elle-même. Ce qu’elle a
sorti à son père était très bien, et je l’admire de foutre en l’air son monde,
cette tendresse paternelle pour cette aventure qui est là, devant nous. Mais
pas la folie bolchevik !
J’aime Ethel.
A travers les vapeurs des gaz lacrymogènes, belle, intrépide, elle passe des
pavés que d’autres descellent dans la furie, à Archie. Elle va jusqu’au bout
d’une logique à laquelle je n’adhère pas. Oui, pour notre liberté, mais non à
cet enfermement dans un système. En courant je lui ai expliqué mes raisons, je
lui ai dit que je me battais avec elle pour la libération de la femme,
l’égalité des sexes, pour un autre monde, plus juste, tolérant, mais que
c’était absurde de suivre les mots d’ordre de « La Cause du peuple »,
que c’était une dictature, celle d’un soi-disant prolétariat, que les
gauchistes voulaient instaurer ; qu’il n’y avait qu’à voir ce qui se
passait chez Mao, en Chine ! Rien n’y faisait. Archie, du haut de son aura
héroïque, était le plus beau, le plus romantique des révolutionnaires. Elle
respirait près de lui l’air des cimes. Elle revoyait la villa de Neuilly, les
meubles Art-déco, les domestiques de ses parents, elle entendait la componction
qui tombait des après-midi de thé, dans le salon de sa mère.
-C’est l’horreur ! me criait-elle, et elle ajoutait, méprisante :
- Il y a trop de choses dans ta caboche, tu réfléchis
trop ! Nous devons raser le passé pour construire un monde
nouveau ! Lis Marx, Lénine, « Le
Deuxième sexe » !
Je suis frappé de stupeur. En
quelques jours, elle était devenue ça ! Une passionaria, une
communarde !
Je l’ai traitée de « pétroleuse ! Elle a pouffé.
Je ne l’ai plus aimée. J’étais sur une rive, elle, sur une autre.
Elle est partie avec Archie distribuer des tracts. Moi, j’en prends une
flopée, je les jette dans une bouche d’égout. Je n’aime pas les tracts. Je
préfère la discussion. Parler face à face. Dire ce qu’on pense en faisant des
efforts pour se maîtriser. Ce « maoïsme » ne me plaît pas. C’est un
truc importé de Chine, avec à la tête, un dictateur sanguinaire ; comme si
nous n’avions pas d’idées, une volonté de transformer l’avenir à notre façon,
un génie de la Bastille ! Cela me hérisse de les voir brandir leurs
journaux au milieu des discussions, des amours de rencontre. Près de la statue
de Danton, je trouve Maurice Rosen. Avec sa grande dégaine, son regard heureux
et affairé, il me lance : « Je
te vois plus tard, j’ai une touche », et il me désigne les deux filles aux
cheveux blonds filasses, heureuses de vivre leur libération sexuelle au
Quartier Latin avec ce grand gabarit. Elles m’adressent un sourire ravageur
accompagné de quelque invite en anglais. Maurice me déçoit. Communiste enragé,
je le voyais en première ligne présentant sa poitrine aux CRS. Et là ? Il
cherche un coin tranquille pour baiser ! C’est vrai, il
plaît aux filles avec sa dégaine d’ours. J’aurais voulu discuter avec
lui, connaître ses sentiments sur ce qui se passe, mesurer son degré
d’exaltation, lui, l’idéaliste qui, le cœur gonflé de certitudes, raconte la
Révolution russe, le Che,
Israël et les kibboutz, où il a servi pendant l’été dernier. Je suis sûr qu’il
m’aurait comparé les émeutes actuelles à Octobre 17 à la prise du Palais de
Saint-Pétersbourg !
Les grilles devant les cinémas ont été tirées. Devant l’un, rue de La
Harpe, le film Les Idoles est affiché. Des enfants s’y pressent surpris
par l’émeute. Un type entrouvre la grille les met à l’intérieur à l’abri
pendant que des CRS chargent.
La radio annonce que le Festival de Cannes est interrompu. La Nouvelle
vague menée par Truffaut, Malle, Godard, monte les marches et fait barrage aux
projections. Tant pis pour « Les Gauloises bleues » de Cournot qu’on disait gagnant.
Ca y est, tout est bloqué. Les aéroports, les autoroutes, plus de
kérosène, plus d’essence. Toute la province s’est arrêtée.
Le vide ! Des voitures en feu. Dany-le-Rouge et Archie se marrent.
Une seule clameur : celle qui monte du Quartier Latin, portée par
les radios. Elles annoncent que des camions d’étudiants, brandissant des
bannières rouges, foncent vers les usines Renault de Boulogne-Billancourt pour
une grande fraternisation avec les OS. Les ouvriers, eux, se seraient
barricadés à l’intérieur sur ordre de la CGT.
De Gaulle a disparu.
La Gauche se rassemble à Charléty.
Ethel me revient comme un échec. Je n’ai pas pu la convaincre. J’ai
appris, bien plus tard que nous n’étions que des multiples, qui nous naissions
et disparaissions à nous-mêmes, au fil du temps.
°
Massu - Baden Baden
-Massu,
tout est foutu !
Le général
Massu sorti de sa sieste observe le vieil homme affalé dans le fauteuil qui
fait face à son bureau, les traits pâles, tirés, les joues boursoufflées, le
costume qui semble trop grand pour ses épaules tassés. Il a un choc ! Ça
De Gaulle ? Cette loque devant qui toute l’armée tremble ? Devant qui
il se tenait dans un garde à vous impeccable ? Le patron qui l’avait viré
d’Algérie, de ses soldats ? Il n’en
revient pas. Massu reprend son souffle, se tourne vers la fenêtre. Dehors des
ordonnances de la suite de De Gaulle s’affairent, plus loin sur la pelouse du
parc, l’hélicoptère. Il ne rêve pas. De Gaulle est bien là. Qu’est-ce qu’il
vient foutre chez lui, à Baden
Baden ? Toute la France est en crise et le vieux est là, dans ce coin
perdu d’Allemagne ! Mais qu’est-ce qu’il attend pour leur rentrer dans le
lard ? Il n’a pas voulu le faire de l’autre côté de la Méditerranée, il y
a six ans, et maintenant il cafouine en venant s’affaler dans son fauteuil,
dans son bureau ! Morbleu ! C’est pas De Gaulle ça !
Massu
observe du coin de l’œil. Le vieux tapote l’accoudoir du fauteuil. Il fixe un
pied du bureau à côté de la corbeille à papiers. Massu est étranglé de rage.
Mais ce type devrait être debout avec sa stature gigantesque et commander à ce
troupeau de bleus, de veaux, à ces vieux syndicalistes queutards, ces
socialos-communards rouskoffs, à ces politicards de bas étage…
-Je n’ai
plus prise sur rien… Tout m’échappe, me glisse des mains…"On ne veut plus de moi !"
Massu
éclate : -Mais mon vieux ! Excusez, mon général… De Gaulle lui fait
signe de poursuivre.
-Vous avez
tenu tête à Churchill, à Roosevelt, à ce diable de Staline, et vous cédez
devant des gamins pour une affaire de cul ? J’ai suivi ! Les mecs de
Nanterre veulent baiser avec les étudiantes ! Qu’on les laisse baiser,
qu’est-ce que cela peut foutre ? C’est d’une formidable connerie ! Et
toute la France s’en mêle, et vous baissez la culotte ? Votre place n’est
pas dans ce trou, en Allemagne, alors que toute la France vous cherche !
Pompidou attend vos ordres, Grimaud attend vos ordres, et vous êtes là, affalé
dans ce fauteuil, à me raconter des balivernes.
-Massu, je
voulais savoir si l’armée est restée fidèle ?
Massu
éclate :
-Vous ne
voudriez pas que je lance mes divisions blindées sur Paris, tout de même !
La Libération c’est terminée. Oui l’armée est fidèle, mais pas pour des
conneries. Et y avoir songé c’est déjà une connerie ! Nous ne sommes plus
sous la monarchie où le roi sortait de Paris insurgé pour y revenir avec ses troupes.
D’ailleurs cela n’a pas réussi à Louis XVI !
-Que me
conseillez-vous ?
-Dans le
tas ! éructe Massu. Vous êtes le chef de l’Etat que diable ! Toute
l’Europe, tout le monde a les yeux braqués sur nous, sur vous ! Adenauer,
les Allemands… De Gaulle va être la risée du monde. Vous avez bien crié
« Vive le Québec libre ! »
Alors tout, mais pas la guerre civile ! Ca suffit ! Faites
comme Henry IV, à cheval, en hélico et à Paris !
De Gaulle
se redresse.
-Merci,
Massu. Il lui serre la main, le presse contre lui. Appelez Mme. De Gaulle.
Et d’un
pas ferme, il sort de la pièce.
Je ferme
les yeux
C’était le
29 mai 68."
Un Jeune homme sans importance ou Dernier Eté de Henry T. Zaphiratos -roman- HTZ-Athéna Edit.
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