Octobre 54
Nuit avec Schpetz, parlé
toute la nuit dans les bars, dans la voiture,sur le bord du fleuve. Il est commotionné par ces multitudes
en marche, qui ont enlevé Dien-Bien-Phu, se répandent dans le Viêtnam après
avoir inondé la Chine. Le visage ravagé par la captivité, la voix sourde il
raconte les leçons d'endoctrinement, les marigots du désespoir, les appels des
mourants dans cette grande Asie, l'abandon dans lequel ils croyaient être. La
nuit propice le déliait du poids qu'il traînait depuis des mois,
"Je ne crois pas que
nous pourrons endiguer ce déferlement, tout ce calme n'est qu'apparent, le
monde va être renversé par l'Asie.. Je ne le croyais pas, maintenant j'ai vu,
j'ai compris, un an, dix ans, cent ans, cela n'a pas d'importance pour eux, ils
montent la garde devant l'avenir." Dehors la musique et les cris du Grand
Monde, les putes chinoises fardées au couteau frappent contre la vitre de la
voiture, Schpetz les chasse de la main comme des papillons nuisibles. "Je
n'ai pas envie, je n'ai plus envie". Il a le visage défait, des rides
courent le long de son cou naguère noueux et robuste, aujourd’hui frêle. Nous
sortons de la voiture, les muscles noués par la tension de ces trop longues
heures se dénouent, s'assouplissent, une onde de force remonte jusqu'à ma
nuque, envie de m'étirer, mais je me contrains, il est là, tassé, regardant les
lumières des gargottes, un peu ivre, ébloui par tout ce qu'il a dit de ces
millions d'ombres se faufilant des montagnes, des rivières, des jungles, des
rizières, debout maintenant comme les gigantesques de Goya derrière cette ville.
Je m'imagine Constantinople à la veille de sa prise par les turcs, avec ses
palais, ses basiliques, ses échoppes, ses lupanars, cette vie prête à
disparaître. J'ai le cœur serré, nous nous comprenons. Sylvie son calot sur
l'épaule veut que nous entrions pour nous griser de lumière, de jeux. Nous la
suivons machinalement dans les petites voies grouillantes. La Chine nous
accueille, Cholon est à deux pas. "Taï
Xieu" je mise quelques piastres, la fille avec un cri strident
secoue les dés dans le grand gobelet de verre, les jeux sont faits,
"Nous avons gagné
?" demande Schpetz
"Nous avons gagné
!" lui répondis-je
Il sourit, c'est son premier sourire depuis que je
l'ai revu, la vie lui revient, le hasard embusqué derrière ce comptoir lui a
fait un signe, il pouvait revivre, repartir à nouveau."...Henry T. Zaphiratos (Devant la mer - Journal extrait p.92/93)
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