« Songé à papa après
un réveil nocturne. Il n'aurait pas aimé
qu'on le vît vieilli, mais plein de force, l'œil impératif et brillant,
l'esprit comme une étincelle perpétuelle, jaillissant d'idées et de débats
Bangkok, Syphia-Road, Robinson qui le photographiait dans les estaminets thais
où il aimait se détendre devant une limonade. Rome en 47, le borsalino qu'il
m'acheta, moi prétentieux, avec ce feutre, le foulard et le costume trop neuf,
en ces temps où l'Europe se cherchait et n'avait pas encore perdu ses vieilles
habitudes bourgeoises vestimentaires. Les hangars de Ha-ly, dans la banlieue de
Haïphong, Do-Son, la plage de Cua-Tung, celle de Nha-Trang, Long-Haï, Vat-Chaï,
face à Hon-Gaï. Un matin je le surpris sur une de ces plages vides, tirant des
troncs d'arbres que la mer avait rejetés. Il était heureux, l'espace lui appartenait,
je crois qu'il dansait, tel Dyonisos, sur un rythme secret de Bouzoukias. La
vie c'était pour lui la nature, l'eau froide du matin dont il s'aspergeait, et
dont, pour réveiller ma virilité, il me douchait lorsque paresseusement je me
levais du lit. Le tac-à-tac de Dalat
pour me conduire au Lycée Yersin, avec mon cartable sentant le cuir neuf, puis
chez les frères lorsque j'eus échoué à l'examen de passage. Son regard
impérieux sur mes fautes d'orthographe, boulevard de la Somme. Ses lectures, ses envies de lire dès qu'il avait un moment de libre et surtout à la sieste. Les
ventilateurs (Marelli), les peaux de serpent, les compradores, les projets
partout, pleins l'esprit, pleins le coeur, à Hanoï, à Shanghai, à Bangkok, à
Kampot (moi, près de lui sur la photo). La mer toujours présente, les nuits sur
les sampans pour fuir la chaleur et les moustiques, les routes, les pneus
crevés en plein midi, le jus de coco, le lait du coco frais coupé. Les bungalows, les hôtels Morin de Tourane et de Hué, les jonques
vietnamiennes et chinoises avec
leurs grandes voiles brunes, le nuoc-mâm (le garum latin). Et les tantes, la tante Nà et sa pagode de bois avec le
grand autel des ancêtres et Bouddha,
les jardins aux effluves d'encens et de roses, les voitures, la 201 Peugeot, la route de nuit vers les économats des citadelles militaires
de la frontière chinoise, les longues conversations dans la pénombre. La
volonté farouche d'être, d'avoir raison, de vouloir réussir. Les bateaux, les plats à la grecque avec du lait, du fromage, de la viande hachée, au four.
Qu'est-ce que tu en penses ? Et Pria, les Siamois, les
femmes. Son regard amoureux sur
les femmes, mais s'en gardant. Et Pâques... et Noël chantant "Le divin
enfant..."au
fond de l'église, chrétien avant d'être orthodoxe. Et les conversations sans
fin sur une guerre sans fin sur la terrasse d'Oggeri, face à la mer, au
Liberator, à la seule et unique figue de l'Annam qui poussait sur un maigre
figuier. Et la canne, la marche dans la nuit en criant, pour chasser les
voleurs masqués, et les romans policiers de la collection du "Masque"
plein la malle arrière de la Renault, pour meubler un exil forcé après les
bombardements des avions japonais sur Haïphong et la guerre sournoise avant
d'être ouverte. Et la souffrance, mais l'amour de tout, de la vie, de tout."
-Devant la mer- Le Journal de Baby - Extrait- Henry Zaphiratos
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