Le miracle des livres c'est qu'ils peuvent sauter des générations, courir sur l'aile du Temps, et se retrouver entre vos mains, sous vos yeux, et vous révéler tout un monde emporté, disparu, mais vous communiquer aussi des sensations, des expériences, des émotions, des retrouvailles. C'est ce qui se passe avec les grands livres, les livres plus qu'intéressants, des cailloux lumineux sur notre route. Derrière ce titre dans le style du "Genoux de Claire", en réalité, c'est le monde de l'enfance, de la découverte de la vie, c'est une atmosphère qui se révèlent. Viviane Hamy a bien fait de rééditer ce roman-récit, ou "souvenirs", que Gaïto Gazdanov a écrit à 28 ans, se racontant, racontant la Russie, sa vie familiale, son enfance, son adolescence, sa guerre dans l'Armée Blanche, et son amour pour Claire. Une jeune fille bourgeoise française prétentieuse rencontrée dans une station du Caucase, Kislovodsk (station toujours en vogue), lorsqu'il était lycéen, et qu'il retrouve à Paris, sous les regards d'une femme de chambre au pince-nez qui va et vient, caisse enregistreuse pour le mari en voyage à Ceylan.
Gaïto Gazdano livre son moi profond, sa difficulté de réunir ses deux entités profondes qui le troublent, la peur enfouie de ce qui est autour de soi, que l'on ne comprend pas, le soi qu'il faut dominer, maîtriser pour se révéler, il décrit aussi le monde qui l'entoure, son père, mort alors qu'il n'avait que huit ans, sa mère, ses années de collège avec des religieux bornés et ignorants, son oncle Vitali qui cherche le "sens de la vie", son engagement, sans enthousiasme, dans l'Armée blanche à seize ans, alors qu'on lui dit que tout est perdu, où il découvre une faune humaine étonnante dans le train blindé "La Fumée" qui roule en Ukraine, de front en front, de combat en combat, en retraite vers la Crimée. (certaines des pages de 1928 préfigurent le Malaparte de Kaputt de 1943))
Les dernières pages du livre sont d'une beauté éblouissante.
La Russie qu'il décrit ressemble à celle d'aujourd'hui, pour ce qui est de l'ambiance. La parenthèse soviétique n'a en rien changé l'âme russe.
Dommage que la traduction ne soit pas, parfois, à la hauteur de ce texte éminemment littéraire et poétique.
Très bon livre, bien écrit sur les expériences d'un jeune homme de seize ans entraîné dans une guerre qui déchire son pays au milieu de soldats et d'officiers truculents, un jeune homme qui découvre des hommes qui cherchent un sens à leur vie... point lumineux dans le désastre qui se prépare et s'annonce avec la débandade de l'Armée Blanche et la fuite... le visage lumineux d'une jeune fille française, Claire, rencontrée dans une villégiature dans le Caucase et qu'il retrouve à Paris... Une sorte de "Docteur Jivago" de la jeunesse avec la beauté et la puissance de l'âme russe. Un texte qui rappelle le livre d'Ivan Bounine "La Vie d'Arséniev
Extrait p.158-159 :
"La tristesse de la Russie provinciale toute entière, sa vaste et éternelle mélancolie, saturaient Sébastopol. A l'intérieur des théâtres, des artistes d'Odessa aux pseudonymes aristocratiques chantaient d'une voix de poitrine des romances qui, quelque fût leur contenu, exhalaient une nostalgie suffocante et remportaient un succès énorme. Les larmes jaillissaient des individus les plus insensibles. La révolution en les privant d'une maison, d'une famille et de déjeuners leur avaient brusquement permis d'éprouver un regret profond et, pour un temps, avait libéré de son enveloppe militaire et grossière une sensibilité morale depuis longtemps perdue et oubliée... C'était la première fois qu'ils prenaient conscience d'avoir une biographie, une histoire et un bonheur perdu dont ils n'avaient entendu parler que dans les livres. La mer Noire m'apparaissait comme le réceptacle immense des rivières de Babylone et les collines argileuses de Sébastopol comme l'antique mur des Lamentations."
Un grand auteur à découvrir.
Hermès