Lettres de Colombine
Depuis ma dernière lettre, le Cotillon a été sifflé, les Misérables ont paru.J'ai lu les deux volumes de M. Victor Hugo d'un seul trait et d'une seule haleine. J'ai lu vite, j'ai pensé longuement. Comme ce livre est l'événement de l'année, je demande la permission de dire ce que j'en pense, devant à mes lecteurs la vérité, à moi-même la franchise et le respect à l'auteur: il y a moyen de concilier tout cela.
Je ne ferai point l'analyse d'un ouvrage qui est dans toutes les mains, et qu'on a traduit dans toutes les langues; ce serait du temps perdu qu'on peut employer mieux.
Toutes les plaies de ce monde étalées: la pauvreté poignante, le travail refusé ou insuffisant, une mère dévouée à son enfant jusqu'à se vendre pour elle, la prostitution pour la femme, dernière misère et ressource dernière. Pour l'homme, le bagne, où il reste dix-neuf ans: cinq ans pour un pain volé, quatorze ans pour trois évasions inutiles. Après sa libération, après la route libre et les longs voyages, partout les portes fermées et les visages hostiles, et nul moyen pour le malheureux de remonter ou par vertu, ou par effort, ou par sacrifices, à sa place perdue et à son rang d'homme parmi les hommes. Comme un contraste consolant, un prêtre répandant à pleines mains le trésor des miséricordes divines, et montrant aux misérables Dieu meilleur que les hommes, et son paradis préférable à la vie d'ici-bas. -Voilà pour l'idée.
Une simplicité cherchée, des images tourmentées, mais souvent saisissantes, des phrases parfois obscures, de l'affectation à dire pompeusement les choses simples, et à donner à la vérité la plus évidente un vêtement qui la rende méconnaissable, des effets préparés de longue main et qui manquent leur entrée; des tonnerres de pacotille comme en forge, dans son laboratoire, M. Dennery le grand alchimiste, et dont la voix enrhumée n'ayant plus de puissance, ne produit plus d'effroi, un perpétuel abus des substantifs de sept lieues et des adjectifs gigantesques, un mauvais goût inévitable racheté par des beautés de premier ordre. -Voilà pour le style.
Le commencement, long et trainant à travers des détails touchants et des traits hasardés. Les scènes entre lorettes et étudiants traitées avec une grâce lourde, une légèreté pesante, une sonnerie de mots baroques, un effort malheureux de gaieté et une absence absolue d'esprit. Où donc le peintre de la vie de Bohême peut nous dire, comme il convient, ces échappées dans la campagne où folles et fous s'en vont deux par deux, ces diners d'amoureux qui s'embrassent comme s'ils s'aimaient, ces entretiens bruyants ou discrets, nés des ivresses tapageuses ou mélancoliques, et ces coups de canif plantés au beau milieu de ces contrats passagers? Mais viennent ensuite des tableaux d'une vérité saisissante, des descriptions navrantes, un intérêt bizarre qui s'insinue progressivement et qui vous domine en entier; un oubli complet de ce qui n'est pas ce qu'on lit; on est sous le charme ou plutôt sous la terreur, quoiqu'on résiste et qu'on s'en veuille d'y céder; on va jusqu'au bout dévorant les pages, partie soi-même dans ces luttes de vie et de mort, entendant résonner dans son âme et dans sa chair ces cris d'angoisse et de désespoir, effrayé qu'on est par l'horreur et vaincu par la grandeur de l'œuvre. -Voilà pour l'effet.
Corneille faisait, ses héros plus grands que nature. En cela Victor Hugo ressemble à Corneille, il semble se préoccuper plus de forger des types que de peindre des gens qui ont existé, il ne se traîne pas dans des sentiers frayés, ni à la poursuite d'une observation banale, mais il outre démesurément les personnages qu'il crée, dans le sens des vices ou des vertus qu'il leur donne; de telle sorte que les contrastes sont plus saisissants, le but devient plus visible, et la pensée se dégage plus claire du dédale des événements ou des nuages de la phrase.
Victor Hugo ne se complait pas, comme Eugène Sue, dans la peinture navrante des dégradations et des vices de l'humanité, sans autre souci que celui de les étaler hideusement dans les pages interminables de ses romans malsains; il n'est pas, comme Balzac, un observateur minutieux, qui se compose du nombre et de l'exactitude des détails, un majestueux ensemble, et qui se préoccupe davantage de la peinture que de la preuve, il se croit appelé ici-bas à une mission régénératrice; il exerce comme un sacerdoce indulgent, il se plaît à tenter des réhabilitations grandioses, il donne aux vices des excuses, au crime une raison d'avoir été ou de ne plus être, il rachète par l'amour, il sauve par le repentir et conduit ses héros, à travers les fatigues et les périls d'une ascension douloureuse, jusqu'aux sommets effrayants des plus inaccessibles vertus.
À cette tâche on faiblit souvent, plus souvent on fait fausse route! On prend le vraisemblable pour le vrai, le démesuré pour le grand, et l'effort tenté pour la victoire gagnée. Mais à de tels labeurs se dévouent seulement les grandes âmes et les nobles cœurs.
Nulle plus que moi n'admire Victor Hugo: comme écrivain il le cède à plusieurs, comme auteur dramatique il ne le cède à personne, comme poète il est le premier depuis que Musset n'est plus. Que de jouissances je lui dois, que d'émotions dont je tremble encore, que d'enthousiasmes toujours jeunes et vivants! L'âge n'a pas refroidi son ardeur ni éteint la jeunesse de son cœur et les flammes de son génie! il travaille plus qu'aux premiers jours, remuant les plus lourds fardeaux et nous étonnant par la grandeur de la conception et la puissance de l'effort. Il surabonde de sève et de vie, poussant des rameaux luxuriants comme un arbre qui se couvrirait de fleurs et de fruits tout ensemble et qui pencherait ses branches pour que chacun les put cueillir, il a des accents qui vont au cœur par le chemin le plus court: pour ne pas l'admirer il faudrait avoir perdu l'amour du bien et le sentiment du beau, et pour ne pas l'aimer n'avoir pas été enfant ou jamais été mère.
Aussi, que me font ses défauts, ses taches et ses faiblesses! je les reconnais et je passe outre.
Je vais où les beautés étincellent. Comme un fleuve qui, parvenu à rejeter sur ses rives les débris du dernier orage qui encombrent sa marche, roule des eaux pures en ombreuses sous un ciel apaisé; ainsi débarrassé des phrases pompeuses qui ne disent rien, des images choquantes rendues en antithèses disparates, des faux brillants et du clinquant sonore, le poète se développe à l'infini, passe réfléchissant dans un tranquille mirage l'aspect des choses humaines et de la vie mortelle, en revêtant des idées sublimes d'une irréprochable forme.
Victor Hugo peut s'arrêter ici et mesurer du regard le temps passé et le chemin parcouru.
D'abord religieux et royaliste, il chante les vierges de Verdun, le sacre de Charles X, la mort de Louis XVII sur une lyre harmonieuse et d'une voix jeune et pure; puis il se tourne du côté de l'Orient, dont il redit les chants colorés et les poétiques souvenirs, déjà plus emporté et moins maître d'une inspiration plus puissante; ensuite, il se lance en pleine mêlée et dans le courant des passions et des luttes modernes; il chante ses tristesses et ses combats, ses passions et ses espérances, les douleurs et les gloires de la patrie; souriant de temps en temps aux enfants qui passent, promenant ses doigts puissants sur les cordes attendries et sur les cordes d'airain. C'est alors qu'il roule, comme le Pactole, les cailloux, la fange et l'or pur; son génie s'augmente et son goût s'altère. Puis, il vogue en plein moyen âge; il y déploie ses ailes; il s'éprend du passé, qu'il retrace dans des abrégés d'une poésie incroyable et d'une vérité passionnée. Il crée des types qui sont demeurés: Quasimodo, Esmeralda, Phœbus, et ce prêtre, entraîné dans les révoltes de la chair et les tempêtes des sens, dont la figure désolée passe encore devant nous dans la magie des rêves et les lointains du souvenir.
J'imagine que Victor Hugo a voulu, comme contraste et comme expiation, nous montrer, après l'archiprêtre de la grande cathédrale, ce prélat vénéré de son dernier livre, qui répand sur les misérables les trésors de son amour et de sa charité sans bornes.
Enfin, célèbre, populaire, n'entendant plus monter jusqu'à lui que les vagues d'une immense flatterie, et cessant de prêter l'oreille à la voix de la critique, qu'il méprise, et aux conseils d'une raison qui lui pèse; il s'isole, il se drape, il s'écoute, il se pose en prophète et en inspiré; il devient mystique, incompréhensible, apocalyptique et sibyllin! Il transforme les éternelles vérités en gigantesques extravagances; il explique l'histoire, renoue la chaîne interrompue des âges, donne Voltaire pour le successeur direct du Christ, entre dans les conseils de Dieu et daigne être indiscret.
Il faut bien noter, quelque tristesse qu'elles inspirent, ces aberrations d'un si grand esprit; elles laissent dans les volumes dont nous nous occupons un long et douloureux sillon; seulement, au sortir de ces hallucinations, le poète n'a perdu ni sa voix, ni sa puissance, et l'homme y a contracté une douceur attendrie. Il se prend d'une ineffable tendresse pour ses frères engagés dans la bataille de la vie; il les relève, il les exhorte, il les bénit, il leur prodigue les consolations que lui dicte son propre malheur, et sachant bien souffrir, il sait aussi plaindre.
Il ne distinguera pas. -Qu'importe? Il aura la même pitié pour le fils de Cartouche que pour le royal enfant dont il a pleuré le douloureux martyre; il jettera à la société, qu'il fait responsable des souffrances de ses membres indignés ou révoltés, un avertissement sinistre et comme un cri d'anathème. Il voudra réformer les Codes, oubliant qu'on ne peut changer les hommes; il demandera la suppression du bagne, comme il a demandé le silence de l'échafaud, et volontiers il fera le procès au juge qui applique la loi, plutôt qu'au misérable qui la subit. Couvrant l'énormité des fautes sous le pardon d'un Dieu dont il se croit l'interprète, ne prouvant rien parce qu'il ne veut rien céder, outré, excessif, violent, mais convaincu, il poursuit sa route, déblayant les obstacles sans jamais les tourner, et poussant devant lui un amas d'idées généreuses et de sublimes erreurs.
En somme, ce livre est d'un grand effet, et l'homme d'un grand spectacle.
En ces temps de disette littéraire, où l'on ne voit que des pygmées se haussant sur des productions malsaines; où les libraires ne mettent en vente que des romans boiteux, des ébauches mal venues; où la critique sérieuse se jette dans le passé pour y pâturer librement, où chaque jour, au bas des grands journaux, s'escrime, férule en main, ce Sancho mal pensant d'un don Quichotte vantard; c'est une rare bonne fortune, et c'est un vrai bonheur que l'apparition de ce livre, venu au milieu du silence, commandant l'attention, appelant l'examen, forçant au respect, faisant une superbe trouée au milieu des publications obscures qu'il livre plus vite à l'oubli, et jeté parmi nous de si loin et de si haut par un grand homme malheureux.
Ovide exilé suivait d'un œil attendri le voyage de son livre jusqu'à cette Rome, dont il se sentait si loin, et qu'il ne devait plus revoir. Ainsi doit faire l'auteur des Misérables! Mais, s'il vit loin de nous*, avec nous son âme et son génie, et s'il souffre toujours, il travaille encore.
Par Colombine
* Victor Hugo est exilé depuis le coup d'Etat de Napoléon III en décembre 1851. Il s'installe d'abord en Belgique puis à partir de 1855 à Guernesey. Son exil dure plus de vingt ans.
Le texte est republié en conservant l'orthographe de l'époque.
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