lundi 7 juillet 2014

Devant la mer... Mon père... Extrait du "Journal de Baby"...

« Songé à papa après un réveil nocturne. Il n'aurait pas aimé qu'on le vît vieilli, mais plein de force, l'œil impératif et brillant, l'esprit comme une étincelle perpétuelle, jaillissant d'idées et de débats Bangkok, Syphia-Road, Robinson qui le photographiait dans les estaminets thais où il aimait se détendre devant une limonade. Rome en 47, le borsalino qu'il m'acheta, moi prétentieux, avec ce feutre, le foulard et le costume trop neuf, en ces temps où l'Europe se cherchait et n'avait pas encore perdu ses vieilles habitudes bourgeoises vestimentaires. Les hangars de Ha-ly, dans la banlieue de Haïphong, Do-Son, la plage de Cua-Tung, celle de Nha-Trang, Long-Haï, Vat-Chaï, face à Hon-Gaï. Un matin je le surpris sur une de ces plages vides, tirant des troncs d'arbres que la mer avait rejetés. Il était heureux, l'espace lui appartenait, je crois qu'il dansait, tel Dyonisos, sur un rythme secret de Bouzoukias. La vie c'était pour lui la nature, l'eau froide du matin dont il s'aspergeait, et dont, pour réveiller ma virilité, il me douchait lorsque paresseusement je me levais du lit. Le tac-à-tac  de Dalat pour me conduire au Lycée Yersin, avec mon cartable sentant le cuir neuf, puis chez les frères lorsque j'eus échoué à l'examen de passage. Son regard impérieux sur mes fautes d'orthographe, boulevard de la Somme. Ses lectures, ses envies de lire dès qu'il avait un moment de libre et surtout à la sieste. Les ventilateurs (Marelli), les peaux de serpent, les compradores, les projets partout, pleins l'esprit, pleins le coeur, à Hanoï, à Shanghai, à Bangkok, à Kampot (moi, près de lui sur la photo). La mer toujours présente, les nuits sur les sampans pour fuir la chaleur et les moustiques, les routes, les pneus crevés en plein midi, le jus de coco, le lait du coco frais coupé. Les bungalows, les hôtels Morin de Tourane et de Hué, les jonques vietnamiennes et chinoises avec leurs grandes voiles brunes, le nuoc-mâm (le garum latin). Et les tantes, la tante Nà et sa pagode de bois avec le grand autel des ancêtres et Bouddha, les jardins aux effluves d'encens et de roses, les voitures, la 201 Peugeot, la route de nuit vers les économats des citadelles militaires de la frontière chinoise, les longues conversations dans la pénombre. La volonté farouche d'être, d'avoir raison, de vouloir réussir. Les bateaux, les plats à la grecque avec du lait, du fromage, de la viande hachée, au four. 
Qu'est-ce que tu en penses ? Et Pria, les Siamois, les femmes. Son regard amoureux sur les femmes, mais s'en gardant. Et Pâques... et Noël chantant "Le divin enfant..."au fond de l'église, chrétien avant d'être orthodoxe. Et les conversations sans fin sur une guerre sans fin sur la terrasse d'Oggeri, face à la mer, au Liberator, à la seule et unique figue de l'Annam qui poussait sur un maigre figuier. Et la canne, la marche dans la nuit en criant, pour chasser les voleurs masqués, et les romans policiers de la collection du "Masque" plein la malle arrière de la Renault, pour meubler un exil forcé après les bombardements des avions japonais sur Haïphong et la guerre sournoise avant d'être ouverte. Et la souffrance, mais l'amour de tout, de la vie, de tout."
-Devant la mer- Le Journal de Baby - Extrait- Henry Zaphiratos

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