"Le père d’Ethel nous reçoit avec stupéfaction et colère.
- Comment pouvez-vous avoir abandonné vos cours ?
Il s’exprime avec véhémence, et son fort accent étranger jaillit du fond
de son cœur, dans une voix gutturale, caverneuse. Ses mots grondent avec la
force d’un lointain tonnerre.
- Les Français sont devenus fous ! Ma voiture a été bloquée au Cour
la Reine, et j’ai vu des ombres innombrables courir à travers les arbres, vers
les Champs Elysées. Que veulent-ils?
- La Révolution, papa.
Elle a dit cela d’une voix forte, comme prête à l’orage.
Il sursaute.
- Est-ce possible que tu puisses dire cela ? La révolution, mais
cela serait terrible ! Nous en sortons. Toute l’Europe en sort, et tu
voudrais remettre cela ? Des millions de morts ?
Il lui parle comme si elle représente la masse informe des manifestants
qu’il a croisée. À travers elle il voit les milliers de pieds qui
s’entremêlaient et couraient dans une même direction : le Pouvoir.
- Et vous, jeune homme ?
Je le regarde, désemparé. Je ne sais quoi dire devant cette colère. Je
balbutie quelques phrases qui racontent ce que nous avons vu, et dis que ce
n’est qu’une sorte de fête de jeunes.
- De jeunes ?
Il bondit. Fait de grands pas dans le salon, puis s’arrête pile devant
moi :
- Toutes les révolutions viennent de la jeunesse. Une jeunesse
irréfléchie qui veut le changement pour le changement, et qui chamboule tout.
Ça commence par des chansons, Camille Desmoulins, Chénier, et ça se termine
avec Saint-Just, Robespierre, Lénine, Staline, Ceaucescu, et des guerres !
On ne vous apprend pas tout ça à l’école, au lycée, à l’université ?
Qu’est-ce que l’on vous apprend alors ? C’est le B.A. BA de la vie.
- Mais papa, ce n’est pas ce que tu crois.
Ethel m’étonne, elle est très calme, sa voix est douce :
- Ce n’est pas une révolution comme celles-là, non, non, c’est pour plus
de liberté pour les jeunes. Tu te rends compte qu’à Nanterre, ils n’avaient pas le droit de se réunir dans
les chambres pour discuter, que les filles étaient à part, les garçons à
part ?
- Et alors ? Mais le monde a fonctionné comme cela depuis
toujours…Vous voulez vous réunir pour coucher, c’est ça ? »
- Pourquoi dis-tu cela ? Les étudiants d’aujourd’hui ne veulent
plus de ce vieux système. »
- Alors c’est pour ça, qu’ils font la révolution ? »
- Papa, ça, et pour bien d’autres choses.
Monsieur Sthal se laisse tomber dans un fauteuil, accablé.
- J’ai fui les massacres de Bessarabie où tous tes grands-parents
ont été assassinés. Enfant, j’ai traversé toute l’Europe pour me réfugier dans
ce pays, et maintenant, toi, Ethel, ma fille, tu me parles comme ça ? Tu
m’annonces que la jeunesse française n’est pas heureuse, que tous les sacrifices
pour la liberté n’ont servi à rien, que tout va recommencer avec
l’anarchie ?
- Mais non papa. Nous voulons aussi un autre monde.
La sonnerie du téléphone retentit. Monsieur Sthal arrache le combiné.
- Oui, Bertrand, c’est moi ! dit-il en comprimant son
exaspération.
Je fais signe à Ethel qu’il vaut mieux que nous déguerpissions. J’en ai
marre d’entendre les gémissements de son père. Nous ne sommes pas des
bolcheviks. Nous voulons la liberté, la
vraie liberté pour notre jeunesse ! Et les vieux ne comprennent rien. Ils
nous envoient des CRS. J’entends à mon oreille « CRS-SS ». Je regarde monsieur Sthal parlant d’une voix sourde au téléphone.
Il a raison, tout va péter !
- Ecoute Europe 1 ! C’est la CGT maintenant qui se met dans la
danse, m’annonce Bertrand, s’exclame son père en raccrochant.
Nous courons sur le boulevard Malesherbes, vers la Madeleine et la rive
gauche, nous avons hâte de nous retrouver entre nous. Nous croisons des CRS sur
le pont de la Concorde. Ils nous observent, l’œil méfiant.
Tout est d’un calme ! Un calme d’avant tempête.
Archie est rivé à son transistor.
- Nanterre, Assas, Jussieu, ça barde partout. On va tout foutre en
l’air, c’est la révolution prolétarienne ! Vive la fin du
capitalisme ! Vive Mao ! Vive le petit livre rouge !
Il est blême de joie. Son visage émacié fulmine de bonheur.
Nous courons avec lui à la réunion de Sartre. Des camions avec des
étudiants, brandissant des drapeaux rouges et le poing, passent sous les
fenêtres des bourgeois en chantant l’Internationale.
Pendant que Sartre, la lippe pendante sous sa cigarette, et le regard
bigleux, discourt dans la grande salle, Ethel dévore Archie des yeux, moi, je
n’existe plus. Avec sa petite barbe blonde, sa fine moustache, son nervosisme à
la d’Artagnan révolutionnaire, il la fascine, je le vois bien. Je m’en fiche
intellectuellement, mais j’aime pas ça. Elle va tomber dans un de ces amours
minables qui ne m’intéressent pas. Une sorte de complicité dans le crime, dans
la destruction, les rapproche. Je veux qu’elle reste elle-même. Ce qu’elle a
sorti à son père était très bien, et je l’admire de foutre en l’air son monde,
cette tendresse paternelle pour cette aventure qui est là, devant nous. Mais
pas la folie bolchevik !..."
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