"« Bonjour
mam… ». C’est vrai qu’elle avait remarqué qu’il ne lui disait plus maman.
Il la traitait comme une copine assez banale, assez méprisable. Et elle l’avait
senti, et elle n’avait rien dit. Son amour à elle cachait tout, voilait tout,
un mur d’encens, une volute de vapeur blanchâtre la séparait de ce qu’elle
percevait de méchant, de dur en lui mais qu’elle ne voulait pas voir, pas admettre.
Maintenant il était là, le regard ironique et sec. Elle aurait voulu dire plein
de choses, mais elle ne le put pas. Elle savait qu’elle l’avait perdu, qu’il la
reniait, qu’il se reniait, qu’il ne s’aimait pas. Sa naissance avait été pour
lui un fiasco. D’avoir son sang dans les veines le brûlait, de voir son visage
dans un miroir le brisait. Il se haïssait d’être ce qu’il était et ceci par la
faute de ces géniteurs qui n’avaient pensé qu’à eux, et non à lui. Elle comprit
que jamais il ne l’avait aimée, que jamais il ne l’aimerait. Pour lui, elle
était du passé, du lointain passé, comme son père, des gens d’une autre espèce
d’une autre race. Des gens des confins de la Terre égarés près de lui. Il se
demandait comment il avait pu vivre avec eux, d’eux, être vêtu par eux, conduit
à l’école par eux…tant et tant d’années ! Il sentait encore sur sa peau la
laine qui le grattait, les vêtements serrés…Il se demandait comment il avait pu
survivre entre les piailleries de ses petits frères et de sa sœur ? Il
justifiait ses accès de colère, de dureté, de méchanceté par la tension dont il
fallait qu’il se libérât. « J’ai une rancœur au fond de moi ». Jenny
tremblait de tristesse en songeant à ces mots. C’est pour cette rancœur qu’il
avait frappé Etienne son jeune frère et l’avait jeté la tête la première dans
une poubelle…C’est pour cette rancœur qu’il avait monté sa petite bande de
voyous…Il fallait qu’elle arrête de penser. Elle quitta le bureau hallucinée,
chercha la porte de sortie et l’ayant trouvée avança dans la froidure de cet après-midi
d’hiver. Le vent du nord balaya les larmes qui commençaient à couler sur ses
joues. Elle se reprit, marcha intrépidement sous les rafales. L’hiver se mêlait
à l’hiver. Elle venait de voir la férocité de l’homme qu’elle avait porté. Ses
mains se glissèrent sous la ceinture de son jean, elle palpa son ventre.
« Il sort d’ici…il sort d’ici » murmura-t-elle et elle s’effondra sur
le rebord du talus couvert de neige."
Extrait de "La vie de Milley Brose" Copyright 2013 Henry Zaphiratos
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