jeudi 28 juin 2012

Jean-Jacques Rousseau... Tricentenaire de sa naissance.... extrait...

"J’étois sur les six heures à la descente de Ménil-montant, presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand des personnes qui marchoient devant moi, s’étant tout-à-coup brusquement écartées, je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s’élançant à toutes jambes devant un carrosse, n’eut pas même le tems de retenir sa course ou de se détourner quand il m’apperçut. Je jugeai que le seul moyen que j’avois d’éviter d’être jetté par terre, étoit de faire un grand saut si juste, que le chien passât sous moi tandis que je serois en l’air. Cette idée plus prompte que l’éclair, & que je n’eus le tems ni de raisonner ni d’exécuter, fut la derniere avant mon accident. Je ne sentis ni le coup ni la chûte, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi.




Il étoit presque nuit quand je repris connoissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me raconterent ce qui venoit de m’arriver. Le chien danois n’ayant pu retenir son élan s’étoit précipité sur mes deux jambes, & me choquant de sa masse & de sa vitesse, m’avoit fait tomber la tête en avant : la mâchoire supérieure portant tout le poids de mon corps, avoit frappé sur un pavé très-raboteux, & la chûte avoit été d’autant plus violente qu’étant à la descente, ma tête avoit donné plus bas que mes pieds.



Le carrosse auquel appartenoit le chien suivoit immédiatement, & m’auroit passé sur le corps, si le cocher n’eût à l’instant retenu ses chevaux. Voilà ce que j’appris par le récit de ceux qui m’avoient relevé, & qui me soutenoient encore lorsque je revins à moi. L’état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n’en pas faire ici la description. La nuit s’avançoit. J’apperçus le Ciel, quelques étoiles, & un peu de verdure. Cette premiere sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentois encore que par là. Je naissois dans cet instant à la vie, & il me sembloit que je remplissois de ma légere existence tous les objets que j’appercevois. Tout entier au moment présent je ne me souvenois de rien ; je n’avois nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venoit de m’arriver ; je ne savois ni qui j’étois, ni où j’étois ; je ne sentois ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyois couler mon sang, comme j’aurois vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentois dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.



On me demanda où je demeurois ; il me fut impossible de le dire. Je demandai où j’étois ; on me dit, à la haute borne ; c’étoit comme si l’on m’eût dit au mont Atlas. Il fallut demander successivement le pays, la ville & le quartier où je me trouvois. Encore cela ne put-il suffire pour me reconnoître ; il me fallut tout le trajet de-là jusqu’au boulevard pour me rappeller ma demeure & mon nom. Un Monsieur que je ne connoissois pas & qui eut la charité de m’accompagner quelque tems, apprenant que je demeurois si loin, me conseilla de prendre au Temple un fiacre pour me reconduire chez moi. Je marchois très-bien, très-légérement, sans sentir ni douleur ni blessure, quoique je crachasse toujours beaucoup de sang. Mais j’avois un frisson glacial qui faisoit claquer d’une façon très-incommode mes dents fracassées. Arrivé au Temple, je pensai que puisque je marchois sans peine il valoit mieux continuer ainsi ma route à pied, que de m’exposer à périr de froid dans un fiacre. Je fis ainsi la demi-lieue qu’il y a du Temple à la rue Plâtriere, marchant sans peine évitant les embarras, les voitures, choisissant & suivant mon chemin tout aussi-bien que j’aurois pu faire en pleine santé. J’arrive, j’ouvre le secret qu’on a fait mettre à la porte de la rue, je monte l’escalier dans l’obscurité, & j’entre enfin chez moi sans autre accident que ma chûte & ses suites, dont je ne m’appercevois pas même alors.



Les cris de ma femme en me voyant, me firent comprendre que j’étois plus maltraité que je ne pensois."

Jean-Jacques Rousseau - Les Rêveries du promeneur solitaire.. Deuxième promenade...1712-1778

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