mardi 29 novembre 2011

Le Roman est-il mort ? enquête du Nouvel Observateur, le 29-11-2011

"Longtemps, l'affaire sembla claire: pour qu'il y ait roman, il fallait qu'il y ait fiction. Du latin fingere, modeler, feindre, inventer. Sans fiction, on était dans le document, l'histoire, les mémoires. C'était clair, mais pas si simple. Il y avait des romans historiques, des romans documentés, des romans à clé. Certaines biographies se lisaient comme des romans, certains romans passaient pour des biographies. Un roman pouvait même témoigner. Il demeurait toutefois fictus testis, faux témoin. Le temps des frontières est révolu: celles qui encadrent le roman tombent elles aussi. Les dictionnaires le définissent toujours comme un récit d'«imagination en prose». Ils sont bien les derniers.


DELPHINE DE VIGAN : avec «Rien ne s'oppose à la nuit» (JC Lattès), a décroché le prix du roman Fnac, le prix du roman France Télévisions et le Renaudot des lycéens en évoquant sa mère disparue, dont le portrait illustre la couverture du livre. (Sipa)
Ecrivains, éditeurs, critiques, tous semblent considérer que le roman s'est affranchi de cet impératif fictionnel, comme une famille se débarrasse soudain d'une tradition encombrante, sans concertation ni éloge funèbre. Les prix littéraires 2011 ont couronné comme romans une enquête biographique («Limonov», d'Emmanuel Carrère), un portrait nécrologique («Jayne Mansfeld 1967», de Simon Liberati), un livre de souvenirs consacré à une mère disparue («Rien ne s'oppose à la nuit», de Delphine de Vigan), un autre à de grandes figures comme Michel Foucault («Ce qu'aimer veut dire», de Mathieu Lindon). Dans cet étonnant paysage de fin d'automne, seul le Goncourt fait figure d'exception. Il a primé «l'Art français de la guerre», où Alexis Jenni s'adonne à cette activité primitive: inventer un personnage.

Roman mais pas trop

EMMANUEL CARRERE :
La question a été beaucoup posée depuis août: avec sa biographie d'Edouard Limonov, l'écrivain mercenaire national-bolchevik, personnage réel s'il en est, Emmanuel Carrère a-t-il écrit le meilleur roman de la rentrée? «Par un mélange de purisme et de coquetterie, je n'utilise pas le mot sur la couverture. C'est narratif sans être du roman, dit-il. C'est un récit, c'est l'histoire d'un mec. Il n'y a aucune discontinuité, pour moi, avec le journalisme.»

«Limonov» est d'ailleurs le prolongement d'un reportage publié dans le magazine «XXI». Ce n'est pas un secret, c'est expliqué au début du livre, dans un paragraphe lapidaire qui amalgame pour de bon narrateur et auteur. Cette seule circonstance aurait jadis suffi à l'exclure des sélections «roman» du Renaudot, qu'il a pourtant rafé. «Le problème se pose régulièrement, mais c'est comme discuter du sexe des anges, raconte Franz-Olivier Giesbert, membre de ce jury. Là, on s'est beaucoup engueulés: pourquoi inscrire Carrère et pas Tesson?»


Le prix Renaudot a récompensé EMMANUEL CARRERE et son enquête biographique consacrée à «Limonov» (POL), tandis que le Renaudot de l'essai est allé à Gérard Guégan pour... une enquête biographique: «Fontenoy ne reviendra plus» (Stock). (Sipa)
Sylvain Tesson est cet écrivain baroudeur qui raconte ses six mois de solitude passés «Dans les forêts de Sibérie». Les épreuves de ce carnet de voyage avaient été envoyées pendant l'été aux journalistes et aux jurés des grands prix flanquées de la mention «roman». Elle a été retirée à la parution. En revanche, elle figure bien - palme de l'absurde?- sur l'«Hymne» de Lydie Salvayre, une ode lyrique à Jimi Hendrix.

Le mot « roman » fait vendre. Tous les éditeurs s'accordent là-dessus. Il évite aux livres de finir sur les rayonnages où les essais prennent la poussière. A la rentrée de septembre, l'enjeu est accentué par la perspective des prix. Manuel Carcassonne, éditeur chez Grasset, n'a pas oublié ce qui est arrivé à «Itinéraire spiritueux» de Gérard Oberlé, en 2006: «Par honnêteté, nous ne l'avions pas présenté comme un roman. Des jurés de l'Interallié m'ont dit: "Quel dommage que ce ne soit pas un roman ! Nous lui aurions donné notre prix !"»

Bien des prix récompensent aussi les essais, direz-vous. A commencer par le Renaudot. Mais le Renaudot essai, c'est comme la Coupe du Monde de Rugby féminin: ça ne déclenche pas la passion des foules. Comme ses concurrents, Grasset a retenu la leçon. Tout est roman, désormais. Frédéric Beigbeder, dans «Un roman français» (sic) raconte sa brève incarcération pour consommation de stupéfiants? «Roman», et prix Renaudot. Laurent Binet, dans «HHhH», enquête à Prague sur l'assassinat en 1942 d'un nervi de Himmler? «Roman», et Goncourt du premier roman. Simon Liberati revient sur la fin tragique de Jayne Mansfeld dans une collection consacrée au fait divers? «Roman», et prix Femina.


SIMON LIBERATI : a reçu le prix Femina avec le portrait nécrologique d'une star déjantée, «Jayne Mansfeld 1967» (Grasset). (Sipa)
Paradoxe : pour viser le triomphe, un livre a tout intérêt à être présenté comme un roman sans vraiment en être un. Le cas Liberati est emblématique: c'est avec son livre le moins romancé qu'il remporte son plus beau succès:

«Dans les interviews, au lieu de parler de moi, je parlais de Jayne Mansfield, ce qui paraît moins prétentieux. Rien que le fait de décrire un personnage qu'on a soi-même inventé, c'est ridicule. C'est plus facile de disserter sur un livre qui n'est pas qu'un fantasme personnel. On est dans l'ère des blogs. Toute individualité est en rivalité avec toutes les autres. Avec ce genre de romans, on arrive avec un sujet présumé intéressant, et on rencontre moins d'opposition de la part du public.»

Comme les livres de Carrère et de Vigan, celui de Liberati a fait une impressionnante carrière dans les médias. Le roman non fictif est calibré pour la promo. Son aspect documentaire mâche le travail des journalistes qui ne savent plus parler de littérature. Dans les salons du restaurant Drouant où l'on venait de remettre le Goncourt et le Renaudot, après les déclarations d'usage, les équipes des grandes chaînes d'info assaillaient Carrère de questions sur le fabuleux destin d'Edouard Limonov et sur la Russie postsoviétique, quand ils peinaient à en trouver une sur le contenu du roman d'Alexis Jenni.


MATHIEU LINDON : a obtenu le prix Médicis avec «Ce qu'aimer veut dire» (POL), où il se souvient notamment de son père, Jérôme Lindon, de Michel Foucault et d'Hervé Guibert. (Sipa)
Si tout est roman, rien n'est roman

Ne doit-on cette extension du domaine du roman qu'au marketing et à la paresse des journalistes? Trop simple. Quelque chose se produit chez les écrivains eux-mêmes. Paul Otchakovsky-Laurens, dit POL, qui édite Carrère et Lindon, constate que «les auteurs ressentent une fatigue à l'égard de la fiction». Carrère raconte: «Jean Echenoz m'a dit un jour que ce qui lui plaisait désormais, c'était d'écrire des vies. J'ai dit: "Moi aussi." On a soupiré tous les deux. » Son «Limonov» porte la marque de cette «fatigue». Carrère s'y dépeint en romancier installé, fasciné par - et peut-être envieux de - cet écrivain au parcours prodigieusement chaotique, qui n'a qu'à raconter sa vie pour écrire un roman d'aventure.

De son côté, Liberati admet que travailler un matériau réel pimente le laborieux travail du romancier: «Chez les personnages existants, comme Jayne Mansfeld, il y a toujours quelque chose qui échappe. Cela apporte une fantaisie. En quelque sorte, il y a déjà oeuvre.» Mathieu Lindon, prix Médicis pour ses souvenirs de Foucault et d'Hervé Guibert, exprime cette lassitude en riant: «Si on est prêts à écouter un type qui raconte ce qu'il n'a pas vécu, pourquoi n'écouterait- on pas aussi quelqu'un qui l'a, en plus, vécu?»

Assiste-t-on à une crise de la fiction? Le postmodernisme et l'autofiction ont-ils rendu impossible le retour au bon vieux roman du «Petit Robert»? L'universitaire Dominique Viart, coauteur de «la Littérature française au présent» (Bordas), explique cette évolution par un «scrupule» qui aurait saisi nos écrivains: «Ils s'interrogent sur ce qu'ils font au moment où ils le font. La seule façon défaire, c'est d'afficher le scrupule.»


OLIVIER FREBOURG : évoque l'enfant qu'il a perdu dans «Gaston et Gustave» (Mercure de France). Il a partagé le prix Décembre avec Jean-Christophe Bailly. (DR)

JEAN-CHRISTOPHE BAILLY : raconte ses «Voyages en France» dans «le Dépaysement» (Seuil). Il a partagé le prix Décembre avec Olivier Frébourg. ©HermanTriay-Seuil
«Il n'y a aucune raison de limiter le roman au domaine des petites histoires inventées dont se moquaient déjà si justement les surréalistes, estime quant à lui Philippe Forest, écrivain et universitaire, qui vient de coordonner un numéro de la «NRF» sur la littérature autobiographique. Et même si le genre a encore ses amateurs, cela fait longtemps qu'il est en coma dépassé. Les romans les plus intéressants témoignent d'une même méfiance à l'égard des vieilles formules avec lesquelles, sous couvert d'imagination, l'auteur refourgue les mêmes intrigues stéréotypées avec des personnages de papier mâché dans des décors en trompe-l'oeil. Du coup, le roman se tourne vers le vrai, vers l'expérience personnelle ou collective. C'est ce qu'on peut appeler le roman vrai - par opposition à ce qu'on présente comme du vrai roman.»

Si le roman n'est plus de la fiction, qu'est-ce donc? Alors que le jury Médicis, qui s'occupe de distinguer une certaine exigence littéraire, vient de récompenser les souvenirs de Mathieu Lindon, son président Dominique Fernandez affirme qu'«imagination ou pas, c'est la qualité littéraire qui fait le roman». Autrement dit: «roman» devient synonyme de «littérature». Mais, nom d'un essayiste ! pourquoi ne pas employer un autre mot?

POL, tout en laissant ses auteurs libres de ne pas étiqueter leurs livres, trouve que celui-là en vaut un autre: «C'est un mot-valise où l'on peut mettre quantité de choses. Je suis indulgent pour ces acceptions peut-être abusives, c'est un genre particulièrement mouvant. Et puis Levy, Musso ou Werber continuent à l'illustrer avec beaucoup de conviction. Pour le lectorat, le roman n'est pas mort, loin de là.»

CLAUDE ARNAUD : qui versa l'an dernier dans le «roman» avec «Qu'as-tu fait de tes frères?» (Grasset), une belle «autobiographie aménagée littérairement», s'étonne lui-même du retour en grâce de ce terme désormais utilisé à toutes les sauces: «Il était très décrié à la fin des années 1970, quand j'ai commencé à écrire. On ne parlait plus que de "textes".»


MORGAN SPORTES : a remporté le prix Interallié avec «Tout, tout de suite» (Fayard), qui retrace l'affaire du «gang des Barbares». (Sipa)
Les Américains, qui ont réponse à tout, ont créé une catégorie pour ces livres hybrides, ces romans sans roman, ces objets transgenres: la «narrative non fiction», dont les figures totémiques sont Norman Mailer ou le Truman Capote de «De sang-froid». «Narrative non fiction», une expression sévèrement notée par nos profs de lettres, qui la trouvent trop paradoxale. Dominique Viart rappelle que «toute mise en récit est une mise en fiction». Philippe Forest est d'accord. Mathieu Lindon, qui n'est pas prof, aussi: «Quand je parle de Michel Foucault, il s'agit d'un Michel Foucault recomposé. Et puis je n'ai pas tout dit. Michel Foucault n'était pas tout le temps, même avec moi, ce Michel Foucault-là.»

Tout est fiction, donc. Si tout est fiction, tout est roman. Et si tout est roman, c'est connu, le roman n'est plus grand-chose. Il est décidément urgent que les dictionnaires se penchent sur cette définition qui, à côté de ses nombreux mérites, a l'inconvénient d'annihiler ce qu'elle est censée définir."

par David Caviglioli et Grégoire Leménager in Le Nouvel Obs.

A quand un "roman" sur la vie de BHL, puisque les éditeurs et le public recherchent ce genre ?

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