lundi 9 avril 2012

Un libraire aux champs et en ligne....Joël Gattefossé... par Jean-Paul Guilloteau in l'Express

"Joël Gattefossé vient d'être fait chevalier de l'ordre des Arts et Lettres.... Quand il a ouvert la lettre à en-tête du ministère de la Culture et de la Communication, le mois dernier, il a cru à l'une de ces éternelles brochures vantant une nouvelle médiathèque ou l'art pour tous. Mais la missive lui était adressée à lui, personnellement, "Joël Gattefossé, Place Saint-Just, 04150 Banon". Alors il a lu: "J'ai l'honneur de vous annoncer que je viens de vous décerner le grade de chevalier de l'ordre des Arts et Lettres. Je suis particulièrement heureux de marquer, ici, votre contribution et votre engagement au service de la culture de notre pays." Signé: Frédéric Mitterrand. "Je suis resté prostré toute la journée, se souvient Joël Gatefossé, pourtant solide comme un chêne. Je ne m'y attendais pas le moins du monde. Vous savez, en tout et pour tout, j'ai un CAP menuisier, alors..." Oui, alors pourquoi les Arts et Lettres? Parce que, depuis une vingtaine d'années, ce menuisier à la longue crinière cendrée est à la tête de la librairie le Bleuet, aujourd'hui la sixième de France en nombre de références (112 000), juste derrière des géants comme Gibert, à Paris, ou Mollat, à Bordeaux. Le tout à Banon, Alpes de Haute-Provence, 1 104 habitants perchés sur un rocher entre Forcalquier et Sisteron, au pied du mont Ventoux. La librairie s'étend sur quatre étages et 675 mètres carrés. L'été, il vend jusqu'à 2 000 livres par jour. "Mon but est de devenir le premier libraire de France en 2015", assène placidement Gattefossé, mâchonnant son cigarillo à la terrasse du Café de France, sur la place du village. Et, pour cela, il s'est lancé dans un projet fou: bâtir un gigantesque entrepôt au milieu des champs de lavande. Cette fois-ci, l'"adversaire" n'est autre... qu'Amazon! Alors, au pays de Giono, tout cela prend vite un air de fable sur la désertification rurale, de parabole sur la mondialisation, de petit menuisier-libraire français au milieu de la garrigue défiant les gratte-ciel de l'ogre de Seattle. De l'artisanat à la librairie Il est vrai que Joël Gattefossé, 61 ans, trois enfants d'une première union, remarié, semble venir d'une France d'autrefois. "J'ai grandi dans un petit village proche de Milly-la-Forêt, courant toute la journée dans les bois, confie-t-il avec cet étrange mélange de détermination et d'émotivité dans la voix. J'étais fasciné par le charron et j'ai fait mon apprentissage, avant de m'installer comme menuisier à Bois-le-Roi, près de Fontainebleau. J'adorais fabriquer des escaliers." Classique vie d'artisan de province dans la France pompidolienne. Son beau-père, un ancien de la 2e DB, le traîne prendre sa carte du RPR. Le libraire sourit aujourd'hui au souvenir de cet "engagement" de jeunesse. Un jour, en passant par hasard à Banon, j'ai vu une boutique à vendre "Il y a une bonne vingtaine d'années, mes parents sont morts soudainement et j'ai pété les plombs, raconte-t-il sans détour. J'ai même fait un peu de maison de repos. J'ai compris qu'ils avaient eu d'autres désirs pour moi. Mon père était imprimeur pour Flammarion, Stock, et j'ai grandi au milieu des livres. Un jour, en passant par hasard à Banon, j'ai vu une boutique à vendre. J'ai racheté le fonds de commerce et j'ai ouvert. C'était le 29 juin 1990." La boutique? L'un de ces bazars de village où l'on trouve jouets, porcelaine, peinture et... quelques livres. Très exactement 77, selon l'inventaire. "Comme j'avais aperçu un bleuet à l'entrée du village, le nom du magasin était tout trouvé." Aujourd'hui, de grandes fleurs peintes entre les volets bleu charrette de la façade ocre achèvent de donner à la librairie un cachet provençal à faire se damner n'importe quel producteur hollywoodien à la recherche d'un décor à la Pagnol... De grandes fleurs peintes entre des volets bleus sur une facade ocre pour une véritable ambiance provencale. Adepte de la France qui se lève (très) tôt, Joël travaille comme menuisier de 5 à 8 heures le matin et de 19 à 23 heures le soir -"C'est moi qui ai fait les 500 portes et fenêtres du LEP de Manosque"- et investit tout ce qu'il gagne dans sa boutique. Courant 1999, un immense local se libère de l'autre côté de la ruelle. Mais il n'a pas le premier centime pour l'acheter. Une cliente avance 6 000 francs et fait circuler une souscription dans les villages alentour. Un mois plus tard, 52 "Bas-Alpins" ont signé et lui prêtent 250 000 francs. Sans intérêts. Horticulture, cuisine, philo... On trouve tout au Bleuet Concurrencer Amazon, c'est l'ambition de Joël Gattefossé avec la construction de ce gigantesque entrepôt de 3400 m2. C'est le début de l'aventure. De rachat de granges mitoyennes en agrandissements divers, le Bleuet s'étend aujourd'hui sur quatre étages et 675 mètres carrés. Est-il bien utile de préciser que toutes les étagères, sans exception, ont été fabriquées par le maître des lieux? On se perdrait presque dans ce labyrinthe rempli de livres jusqu'au plafond, d'où émergent un piano, une cheminée et un vieux poêle à bois. Horticulture, cuisine, philosophie, romans, bandes dessinées, essais -on trouve tout au Bleuet. Que du neuf. Ouvert trois cent soixante-quatre jours par an (fermeture annuelle: le 1er janvier). Mobile prohibé à l'intérieur. Pas le moindre bristol de couleur promettant "Roman génial!" ou "A couper le souffle!" apposé sur les livres. Pas de caméras de surveillance, non plus, comme si un contrat de confiance tacite -et presque militant- existait entre le libraire et les clients. Une clientèle qui vient de 100 kilomètres à la ronde -de Marseille, de Gap et, l'été venu, de ce Luberon tout proche, réserve de bobos urbains (et lecteurs). Nicolas Hulot passe en voisin, le Prix Goncourt François Weyergans est un ami de la maison (Joël Gattefossé a même fait partie de son "comité de l'épée" lors de sa réception à l'Académie), Bernard Pivot et Jean-Christophe Rufin sont venus signer leurs livres. "Au mois de mai, lors de la Fête du fromage de Banon, nous dédicaçons nos livres sur des tables installées sur la place, c'est sympathique", confirme Frédéric Lenoir, auteur de best-sellers sur Dieu ou la méditation. L'âme d'une librairie, c'est son fonds Le secret du Bleuet, qui affiche ces dernières années une insolente croissance entre 6 et 10%, quand le secteur accuse une baisse de 4% en 2011? "Si vous entrez deux jours de suite dans une boulangerie à midi et que l'on vous dit qu'il n'y a plus de croissant, vous n'y retournerez pas une troisième fois. Eh bien, la librairie, c'est pareil, le client doit être sûr d'y trouver le livre qu'il cherche. Un livre, ça ne vit pas trois mois, ça dure vingt ou trente ans. L'âme d'une librairie, c'est son fonds", assure Joël, avant d'égrener fièrement les chiffres: 17 salariés, jusqu'à 3000 visiteurs par jour l'été, 62 000 livres vendus sur les seuls juillet-août 2011... Mais, Joël le sait, la vraie bataille se livrera sur Internet. En 2003, l'une de ses clientes d'Annecy lui glissait déjà: "J'aimerais bien vous commander des livres pendant l'année. Comment faire?" Le libraire cogite. Neuf ans plus tard, le fruit de ses réflexions se trouve en contrebas du village: un gigantesque entrepôt de 3 400 mètres carrés qui pourra contenir jusqu'à... 3 millions de livres! Le chantier touche à sa fin et l'on devine déjà la façade en bois -forcément-, le toit végétal, les panneaux photovoltaïques. Cette fois-ci, Joël a délégué la fabrication des 17 kilomètres de rayonnages. Et embauché un ancien logisticien de chez DHL, Alain Girard, pour concevoir tous ces rails et ces monte-charges qui vont acheminer les livres dans les bacs. Le site Internet, appelé Lebleuet.fr, devrait démarrer le 1er juillet pour la région et le 1er septembre pour le reste du monde. "Si tout va bien, 5 000 colis partiront chaque jour d'ici", rêve tout haut Alain Girard. On ne peut pas dire que la culture soit très présente dans la campagne présidentielle L'expérience est suivie de très près par le monde de l'édition. Des pontes parisiens comme Arnaud Nourry, tout-puissant patron d'Hachette Livre, Hervé de La Martinière, PDG du Seuil, ou Bruno Caillet, directeur commercial de Gallimard, ont fait le pèlerinage de Banon ces derniers mois. "Si cette aventure échoue, c'est la fin d'un monde et ils le savent", prophétise Joël, qui est parvenu à lever 4,5 millions d'euros pour ce projet: "Au début, les banquiers vous disent toujours non. Et puis, pourquoi n'allez-vous pas vous installer dans une zone industrielle du côté d'Avignon ou d'Aix, suggèrent-ils, comme s'il n'y avait plus d'avenir pour la France rurale? J'ai tenu bon, obtenu des prêts à taux zéro du conseil général et du conseil régional, une garantie du ministère de l'Industrie et, finalement, le concours du Crédit agricole." Une décoration remise par Jack Lang Des prêts, pas des subventions, tient bien à préciser notre éternel optimiste. "On ne peut pas dire que la culture soit très présente dans la campagne présidentielle, constate-t-il, amusé. Aujourd'hui, je pencherais plutôt à gauche, même si, malgré ses promesses, je doute que François Hollande revienne sur l'augmentation de la TVA sur le livre. Mais, après tout, c'est la loi Lang sur le prix unique du livre qui fait que les libraires existent toujours en France. C'est pourquoi j'ai demandé que cela soit Jack Lang, que je ne connais pas, qui me remette les Arts et Lettres. Il a accepté." La cérémonie n'aura pas lieu avant l'automne. D'ici là, en effet, Joël sera un peu occupé. Il doit remplir 17 kilomètres de rayonnages." Jean-Paul Guilloteau in L'Express

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