Le Voyage de Dorian
EXTRAIT :
(…) Angelo secoua la
tête.
-Et tu appelles cela de l'amour ! dit Dorian en haussant
les épaules.
Le moteur de la voiture ronronnait en traversant l'Ile de
la Cité.
-Je te choque ?
Angelo fit signe qu’il s’en foutait.
-Parce que ces types qui manifestaient m'insupportent,
parce que je ne prends pas les adresses, parce que nous ne sommes pas du même bord...
Je suis un anarchiste tu comprends ?
Dorian s'esclaffa :
-Anar…quoi ? De quoi parles-tu ? Les manifestants, les
juifs, connais pas et je m'en fous... Je ne sais qu'une seule chose : c'est que
tu as loupé une belle occasion, parce qu'elle n'est pas mal...
Angelo haussa les épaules. Mais comment ce type pouvait-il
vivre dans un tel détachement, une telle indifférence aux êtres et aux choses ?
Il voulut engager une sorte de débat, mais il se ravisa. Ce fils de riche dans
sa belle bagnole ne comprendrait rien au Socialisme, au Communisme, à la Cause
des peuples, au marxisme, au capitalisme, au fascisme, à l’Action française.
Dorian sifflotait en conduisant. Angelo, écœuré, voulut descendre, marcher pour
réfléchir, comprendre, puis il se dit que c’était ce type-là qu’il fallait
qu’il comprenne ! Ce type qui vivait en se fichant de tout. Mais il se
réveillerait ce Dorian. Il se réveillerait tôt ou tard ! et, cela serait alors
saignant. Il fallait qu’il soit là ; qu’il voit comment il réagirait. Il
émanait de lui une telle certitude de la vie ! Angelo ferma les yeux, se cala dans
le fauteuil de cuir et se laissa aller au doux ronronnement de la voiture,
laissant les images des heureuses folies de la nuit remonter à sa mémoire. Il
oubliait ses compagnons de combat politique : Riggi, Bernardo, Gian-Franco,
leur groupe antifasciste. L’heure était à l’engourdissement des êtres et de la
nature dans cet hiver de givre. Les gens déambulaient sur les Grands
boulevards. Février s'achevait. Le jour déclinait. Les enseignes des cinémas
s'illuminaient, les vitrines des grands magasins qui préparaient le Carnaval,
éblouissaient. A l'angle de la rue Montmartre une petite foule de badauds
entourait une chanteuse de rue et son accordéoniste, héroïques dans le froid.
Plus loin, rue Drouot, des bonimenteurs sur des tréteaux de fortune hélaient
les chalands. Le monde lui parut simple, les gens emmitouflés dans le silence
de l’hiver, plongés dans leur univers quotidien, déambulaient. Un monde de paix.
Angelo se demanda s'il pourrait un jour vivre comme eux. -Est-ce cela, la vie ?
La vraie vie ? Il songeait aux chemises noires, aux bottes qui hantaient les
rues de Rome. La voiture filait vers les Champs-Élysées. Il se dit que cette
vie tranquille de Paris n’était qu’apparente, qu’elle pouvait disparaître
brutalement dans une grande tourmente avec le bruit des talons des colonnes des
Ligues patriotiques, les cortèges des syndicats. Il admira l’insensibilité,
le détachement de Dorian. C'était une manière de vivre à la française,
en ignorant le reste du monde. Le bolchevisme, le nazisme, le fascisme, bon
pour en débattre, s’enflammer dans des meetings ou des défilés, bon pour
s’apitoyer sur les lointaines victimes à qui l’on accordait une obole. Bon pour
les sphères intellectuelles, politiques, syndicales, pour des excités, pas pour
eux. Entre temps ils foutaient la paix à la grande masse amorphe dans
les champs, les maisons, dans leur univers de petits bonheurs. Les films des
actualités du Cinéac revivaient en lui avec les exécutions sommaires, les
cadavres de femmes, d'enfants dévorés par les loups, les villes bombardées de
Chine, d’Espagne, d’Abyssinie... Il chercha à fixer son esprit sur d’autres
sujets et, soudain il ressentit une impression de délivrance, il chercha à
comprendre d’où cela lui venait, en vain, elle était là, tapie au fond de lui,
comme un présage de bonheur. C’était ce sourire, ce visage de jeune fille. (…)
Extrait du roman "Le Voyage de Dorian" de H. Zaphiratos
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire