mardi 22 mars 2011

Analyse de Christopher Caldwell, rédacteur au "The Weekly Standard" de Washington sur la situation politique en France

Christopher Caldwell, journaliste pour l'hebdomadaire américain conservateur The Weekly Standard, est venu ausculter la France d'avant 2012. Il a rencontré Marine Le Pen. Et il a rédigé cet article pour Rue89 :

"En décrivant l'essor du Front national en France, alors que nous étions assis dans son bureau à Nanterre il y a dix jours, Marine Le Pen m'a dit :

« En cela, il y a peut-être une petite comparaison à faire avec le Tea Party [mouvement de droite conservateur issu de la société civile américaine, ndlr], l'émergence d'une force à côté de deux grandes puissances organisées. »

Elle a raison. Et c'est ce qui m'a convaincu, après avoir passé une semaine avec l'intention de rédiger un tour d'horizon de la politique française à un an de l'élection présidentielle pour le Weekly Standard, de finalement écrire un article la concernant.

Son rôle paraissait évidemment central aux yeux d'un journaliste étranger, avant même que les sondages du Parisien ne la donnent gagnante contre Sarkozy, Aubry ou Strauss-Kahn au premier tour de l'élection présidentielle.

Les même raisons que les succès de « Indignez-vous ! »
Il y a deux façons de voir Madame Le Pen :

comme une version plus jolie et plus éloquente de son père, une jeune femme qui restera populaire jusqu'à ce qu'une remarque irréfléchie ne révèle son vrai programme ;
comme une nouvelle force dotée d'un intérêt sincère pour l'électorat non-traditionnel du FN.
D'un point de vue extérieur, il semble plutôt évident qu'elle correspond à cette deuxième image. Le FN de Jean-Marie Le Pen était nostalgique et vivant, mais seulement lorsque les souvenirs du milieu du siècle étaient encore présents.

Madame Le Pen, par contre, se concentre clairement sur le principal problème politique d'aujourd'hui : la dérive du pouvoir, qui se désintéresse des électeurs et des citoyens et se rapproche de ces « experts » non-élus qui agissent par intérêt personnel.

Sa popularité a quelque chose de commun à celle d'une grande variété de mouvements de gauche, de droite et du centre dans le monde entier.

Elle monte dans les sondages pour la même raison que le Tea Party aux Etats-Unis il y a peu de temps, pour la même raison que les libéraux-démocrates se sont retrouvés au pouvoir en Grande-Bretagne et pour la même raison que le manifeste de Stéphane Hessel « Indignez-vous ! » a rendu gagas les Français de gauche.

Elle est du côté de ceux qui ont voté contre l'Europe
Mon pays, les Etats-Unis, s'est mis dans un terrible pétrin ; mais au niveau politique, il est chanceux. Il possède un mécanisme constitutionnel vieux de plusieurs siècles (les 50 Etats) qui permet de rendre le pouvoir à la population.

L'actuelle bataille dans le Wisconsin entre les partisans du Tea Party et les syndicats au sujet d'une loi anti-syndicats est une bataille virulente, mais les deux camps restent heureux de respecter le même ensemble de règles constitutionnelles. L'Union européenne, au contraire, est une construction basée sur une légitimité démocratique douteuse qui laisse les électeurs dans l'incertitude quant à leur positionnement politique.

Sa Constitution a en effet été rejetée par les citoyens de deux des Etats européens les plus importants – France et Pays-Bas – lorsqu'ils ont été appelés aux urnes en 2005, avant de leur être de toute façon imposée, malgré le Traité de Lisbonne.

Une partie de l'intérêt porté à Madame Le Pen est donc évidente : une majorité de Français ont voté pour moins d'Europe, et Madame Le Pen est de leur côté.

Elle est l'ennemie du capitalisme mondial
Elle est l'ennemie jurée du projet européen mais aussi du capitalisme mondial, dont il est un symbole. Pendant ce temps, les partis de gouvernement sont coincés dans de vieilles politiques qui ont peu de sens, au vu du contexte de l'immigration européenne.

Pas une des promesses économiques de gauche et pas une des promesses sécuritaires de droite ne peut fonctionner en l'absence de frontières. On peut avoir Médecins Sans Frontières et Ecoles Sans Frontières, mais des concepts tels que la citoyenneté sans frontières ou l'Etat-providence sans frontières n'existent pas. Autant allumer le chauffage et laisser les fenêtres grandes ouvertes.

Que vous soyez d'accord avec Madame Le Pen ou non, elle aborde la question de l'Europe avec une logique qui manque aux principaux partis politiques. Entre une gauche qui défend les sans-papiers et qui condamne un capitalisme effréné et une droite qui protège les entrepreneurs pendant qu'elle sévit contre les délinquants, elle est la seule dirigeante d'un parti politique majeur à réaliser que, dans une large mesure, l'immigration EST le capitalisme.

Comme elle me l'a expliqué il y a deux semaines :

« [L'immigration est] en réalité un processus économique, un peu la petite sœur de la mondialisation, qui permet de peser à la baisse sur les salaires, selon un effet tout à fait mécanique. C'est l'offre et la demande. »

De 24% des sondages au 55% du « non » à l'Europe
En fonction des partis d'extrême droite, les raisons de leur rejet sont différentes :

quand l'extrême droite n'est pas démocratique (Mais est-elle moins démocratique que la réponse de l'Europe au référendum de 2005 ? ) ;
quand elle est une ennemie de la liberté (mais représente-t-elle un danger plus important pour la liberté des Français que la prolifération de lois et de procès qui régentent la liberté d'expression ? ) ;
quand l'extrême droite est haineuse.
C'est dans ce troisième domaine que la reconstruction du FN par madame Le Pen demandera le plus de patience et de travail : « Il pesait, il a pesé pendant longtemps, une suspicion d'antisémitisme sur le Front national », m'a-t-elle dit lors de notre rencontre :

« Tout propos qui pourrait nourrir cette suspicion me paraît complètement malvenu. Le FN n'est pas raciste, ni antisémite. Cela va sans dire, encore faut-il parfois le dire. »

Oui, et il faudra le redire, encore et encore, durant les années à venir. Les électeurs français ayant une assez longue expérience du FN, ils seraient stupides de se rallier au parti avant qu'il n'ait prouvé sa tolérance sur le long terme.

Il faudra des années pour comprendre ce que signifie l'ascension de madame Le Pen, mais de telles transformations ont déjà eu lieu ailleurs en Europe : le nationalisme flamand s'est débarrassé de son accoutrement fasciste ces dernières années.

Madame Le Pen réussira-t-elle à dompter le FN de la même manière ? Les 24% qu'elle a obtenus dans le dernier sondage ne représenteront pas le sommet de sa popularité mais plutôt le niveau le plus bas, le sommet se situant aux 55% d'électeurs qui ont voté contre la Constitution européenne en 2005."

Texte traduit de l'américain par Agathe Raymond Carlo.

► Christopher Caldwell est rédacteur au Weekly Standard (Washington). Son livre sur l'immigration, l'islam et l'Europe , « Reflections on the Revolution In Europe », sera publié en octobre en français sous le titre « Une révolution sous nos yeux » (Editions Toucan).

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