mardi 22 octobre 2013

Fabrice Luchini, fou amoureux de la langue et de la littérature françaises ! Interview in Le Point- Extraits


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Par 


 Je suis un privilégié. J'exerce un métier qui est une passion.
Non, je n'ai qu'une infime responsabilité dans ce qui m'est arrivé. Hélène Luchini, la femme de ma vie, a tout fait pour que j'aille à l'école. Mais ça ne marchait pas. À 14 ans, on me renvoie. Elle ne veut pas que je sois dans les "fruits et légumes", comme mon père. Il se levait tous les jours à minuit pour aller aux Halles, revenait vers 8 heures, dormait une heure ou deux avant d'y retourner jusqu'à 21 heures ! Ma mère trouve dans France Soir une petite annonce : "On cherche un apprenti coiffeur." On est 250 devant la porte et, coup de chance, c'est moi qu'on prend. Au lieu d'être coiffeur, dans mon petit coin, à la Goutte-d'Or, elle me trouve un salon avenue Matignon. Elle me faisait ainsi dépasser en une seconde toutes les hiérarchies des classes sociales. Je me rappelle qu'on a pris le bus n° 80, qui passait par Miromesnil, Saint-Augustin, le rond-point des Champs-Élysées et Alma-Marceau. Ce fut une hallucination pour moi qui n'avais jamais dépassé la place de Clichy ! C'est un coiffeur en étage. On monte au premier, il y a des orangers devant la grande porte. Je me dis : mais où je suis ? C'est Ali Baba ! Un jour, on m'annonce que je suis pris ! Immense joie de ma mère. Le premier jour, je pars à 7 heures du matin, on m'habille en ange. On me met un pantalon en satin de velours marron qui me moule énormément... Il n'y a que des homos là-dedans et on me moule un peu les "ylleucou". Les chemises sont à jabot. À la fin de la coupe pratiquée par le maître, mon travail est de mettre la voilette ou éventuellement de finir la nuque. Au bout de trois ans, après avoir passé, passé et encore passé les épingles, c'est là que j'ai accédé au Graal suprême : la nuque de Joe Dassin, puis l'épilation du maillot de Marlène Jobert, tout en croisant Sylvie Vartan...
En fait, vous tenez les propos d'un petit immigré qui n'en revient pas d'être là !
Absolument. Je n'en reviens pas ! J'ai rencontré Labro vers 17 ans. Il me donne un petit rôle dans Tout peut arriver, puis je vois le producteur de Godard, qui parle à Rohmer. Et j'arrive à 18 ans, ne sachant absolument pas qui est Éric Rohmer, avec un livre de Nietzsche dans la main. Brialy a une liaison affective et affectueuse avec moi. Et à partir de là le puissant Artmedia me convoque et me dit : "Je ne sais pas ce que vous valez. À mon avis, vous ne ferez jamais de carrière, parce que vous n'êtes pas sexué." Je ne vais pas, moi, maintenant, moi qui ai la chance d'avoir appris un métier, de le pratiquer, de vivre de "ce miracle avec soi-même", comme disait Jouvet, flinguer le système... Je ne mène pas la vie de tous ceux qui prennent le train à 7 heures, je ne suis pas légitime, alors je m'abstiens ! C'est d'ailleurs pour ça que je suis toujours sidéré du conformisme et de l'indignation mécanique avec laquelle certains artistes parlent de la société. Même si je prends mon métro à Saint-Georges, ce ne sont pas les mêmes horaires.
...Cette phrase de Cioran me parle assez bien : "Les Français préfèrent un mensonge bien dit à une vérité mal formulée." Comme disait Flaubert : "Je n'aime que les têtes accentuées, les phrases bien tournées et les couchers de soleil."
Vous sentez-vous conservateur ?
Absolument. Je ne lutte pas pour que ce système se détruise. Je n'ai pas la fibre de ces combats. Mais j'aimerais bien... Être de gauche demande de telles vertus et exige une telle excellence, un tel dépassement de son petit égoïsme que j'ai toujours trouvé le projet trop ambitieux. Un tel sens du collectif, ça me décourage avant de commencer. On voudrait m'enfermer dans des prises de position politiques, mais ce qui me passionne, c'est la langue. Est-ce que je lutte contre ce système ou, comme mon père, je reconnais que ce système m'a privilégié, me fait prendre un thé aujourd'hui dans un grand hôtel parisien ? Est-ce que je vais cracher en disant que cette société est abjecte, alors que j'étais avec Daniel Vaillant [ancien ministre de l'Intérieur et maire du 18e arrondissement] à l'école, rue de Clignancourt, et que chacun de nous est parvenu au-delà de ce qu'il pouvait espérer ? Je n'ai pas besoin de m'inventer une existence en banlieue. Je ne m'invente pas, comme pas mal d'artistes, une mère qui m'a négligé ou un père qui m'a frappé ! Mais rassurez-vous, quand je suis à l'île de Ré et que je vois cette droite antipathique, arrogante, certifiée par sa classe - ce qui est pour moi l'abomination -, je la hais autant qu'Alain Badiou l'exècre.
Est-ce un reproche que vous formulez à la France et aux Français ?
Pas du tout. Je n'ai pas de reproche à faire à qui que ce soit. La France est un pays merveilleux. Comme disait Céline : "Loin du français, je meurs." J'ai été élevé par un père qui avait une passion pour la France, qui a choisi la langue française et a quasiment abandonné ses racines italiennes. Ce pays l'a nourri et il a eu la reconnaissance du ventre. Mon père avait une passion et un respect sans limites pour la France. Il pouvait illustrer cette phrase de Cocteau : "Qu'est-ce qu'un Français ? Un Italien de mauvaise humeur." Il me disait également, alors qu'il sortait d'une misère effrayante : "Tout le monde ne peut pas habiter sur la place du village." Je conclurai là avec deux citations de Jules Renard : "L'argent ne fait pas le bonheur, rendez-le", et celle-ci, plus intéressante : "Les Français détestent les riches, mais ils méprisent les pauvres."
Ça y est, le concours de citations redouble...
Ce procès en citations est un procès bidon ! Quand un écrivain génial formule en un seul jet, une seule métaphore, tout un pan de subtilités psychiques, sociales, politiques ou métaphysiques, comment ne pas citer ses fulgurances qui nous évitent le chaos, l'hésitation et l'approximation hagarde de la modernité actuelle ? Ce matin même, je lisais dans le journal cette phrase de Victor Hugo : "La forme, c'est le fond qui revient à la surface." Cela va mille fois plus vite et ça prouve un esprit assez humble qui a - en plus - un sens aigu de la hiérarchie.
In Le Point

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