lundi 11 avril 2011

Une jeunesse européenne: Le Dicôlon de Yannis Kiourtsakis, Verdier Editeur, 505p. 2011

C'est d'un monde inconnu, antédiluvien dont nous narre la chronique de Yannis Kiourtsakis avec son "Dicôlon". C'est une longue histoire d'un pays où l'on croit les gens heureux, sûrs d'eux-mêmes, le regard brillant de certitude fixé sur la mer, les océans, les continents, prêts à partir pour conquérir des marchés, des places économiques, des honneurs, à apporter leurs connaissances aux sciences, à l'art, bref à participer en grand à la vie du monde. Les noms fameux sont là de l'époque antique à nos jours. C'est vrai que beaucoup ont transformé leur nom pour se fondre discrètement dans la masse qui les a accueillis, comme Peterson pour Petropoulos etc. Et là, avec cette somme de 505 pages, admirablement bien traduite, on sombre dans la chronique d'un chef-lieu de province européenne avec ses petits-bourgeois engoncés dans leurs préjugés et leurs certitudes comme dans toute petite province française, et d'ailleurs, rêvant à une autre vie, à un autre monde qu'ils croient meilleur, plus ouvert, "moderne", brillant, le monde de ce qu'ils appellent "l'Europe". Continent mythique dont ils pensent qu'ils ne font pas partie, mais dont ils croient qu'ils sont étrangers avec leurs façons de vivre qu'ils croient d'un autre âge,alors que toute l'Europe a vécu comme eux, est sortie comme eux du même moule, de la même façon de penser, de rêver. Aussi est-ce étrange de lire ce livre. En 1951, toute l'Europe venait de sortir de la guerre, toute l'Europe encore souffrait. Les dames aux chapeaux verts, se tortillant, hantaient les cocktails, comme les vieilles femmes s'habillaient en noir avec un fichu la tête, les hommes portaient des vêtements étriqués en laine grattante, dans les cafés ils jouaient aux cartes ou au jacquet, manifestaient, et travaillaient dur pour relever les ruines, renflouer les navires coulés etc. En 1951 j'étais à Athènes, dans le quartier d'Acharnon, où habitait ma grand-mère, j'ai donc vu le quartier que décrit l'auteur à la même époque et c'est vrai que tout était province, mais tout le fond de la France, de l'Italie d'où je venais aussi avait ce côté province et pauvreté, la révolution économique des "Trente glorieuses" démarrait seulement. Tout au long du livre, l'auteur décrit la vie d'une famille, la sienne, depuis le XIX°siècle, au départ de ce que l'on appelle la Guerre d'Indépendance de la Grèce, en 1821, ce que je trouve absurde, car il faudrait dire "Guerre de Libération", car le pays était occupé, martyrisé depuis quatre cents ans. Auparavant il existait, et tout le monde sait où sont ses racines. L'auteur décrit les luttes politiques, la vie provinciale de la Crête, berceau d'une partie de sa famille, d'Athènes redevenue capitale, en train de revivre ; il décrit avec tendresse son enfance, sa jeunesse, une famille unie, des parents qui ont fait un mariage de "raison", "arrangé", mais qui, somme toute, sont heureux, un frère aîné, Haris, choyé, espoir de la famille,futur bâton de vieillesse. Les parents lui veulent une destinée "européenne". Le regard est fixé sur l'au de-là de la mer, vers l'Italie, vers la France, vers ce qu'ils appellent d'Europe, comme si ils n'en faisaient pas partie. Un complexe d'infériorité que l'on ne peut imaginer, et pourtant... Alors c'est le rêve. Tout ce qui est là, en Grèce, est mesquin, vil: "sentiment d'y croupir" écrit l'auteur (p.257 en 1992), verbe terrible! Aussi on rêve "petit-bourgeois", les petits biens de consommation, la mode, le style buffet, et la nourriture avec du beurre, beaucoup de beurre, c'est européen, du beurre au cholesterol. Puis, il y a Haris avec ses complexes, son sentiment de culpabilité; il rêve de fuir son pays, mais pourtant il le porte dans le coeur, il voudrait créer un ranch, devenir cow-boy, et y amener ses parents, son frère tous ceux qu'il aime à la folie. Leur père, ancien Procureur devenu avocat, l'oriente vers un diplôme d'agronomie... mais à prendre en "Europe", cela sera en Belgique, dans le froid, et parmi de jeunes belges délurés et brutaux. Le choc c'est le bizutage ! L'amertume c'est d'être loin des parents, du petit frère, l'auteur, de l'eau chaude de la mer de Grèce, des rues, des avenues d'Athènes, de Spetsaï, où l'on passe de belles vacances... Sous l'emprise de l'amour filial, sous le poids des traditions, il ne tombe pas vraiment amoureux... on pense à l'argent... à la situation... si la fille est de "bonne famille". On n'est pas libre, pas indépendant, et c'est entré dans le coeur, dans l'esprit. Une drôle de schizophrénie s'empare du jeune homme... et cela se terminera mal.
Le petit frère écrira pour comprendre. Réfléchira, baignera dans Dostoïevsky et ses "Frères Karamazov", Tolstoï, Rilke...les grand écrivains de l'Europe, l'art de l'Europe, les symphonies de l'Europe... Travaillera dur, et écrira pour exorciser sa peur de vivre, pour se connaître, se comprendre, s'exprimer,puis se libérer à travers l'art et l'amour.
Ce livre, dont certains chapitres sont éblouissants de chaleur, d'intelligence et de sensibilité révèle la face cachée d'un grand peuple qui devrait se sentir partout chez lui dans le monde, et surtout en Europe, pour ce qu'il a donné à ce que l'on nomme Civilisation. Ce livre aurait pu être un grand livre si l'auteur ne l'avait surchargé de pages de répétitions, de ratiocinations inutiles. Le lecteur n'est pas inculte, il comprend, il comprend vite, et la symphonie se brise. Il faut avoir le courage et la patience d'escalader ces inutilités pour retomber sur le paysage des plaines fleuries et fertiles.
C'est une oeuvre riche, malgré un titre qui ne dit rien hors de la Grèce et des Grecs.
Un historique des évènements de la Grèce depuis sa Libération en 1821 se trouve à la fin du livre.
Une oeuvre, mais une oeuvre triste, non aérienne. Vraiment à l'opposé de "La Vie d'Arsenieiv" d'Ivan Bounine.
"Livre traduit et publié avec le concours du Centre national du livre" est indiqué sur la page de garde.
16/20
Henry Zaphiratos

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