dimanche 12 mai 2013

Immortelle randonnée ou Compostelle malgré moi de Jean-Christophe Rufin, Edit. Guérin - Chamonix 2013

« L’étape avait déjà été longue et je soufflais un peu en gravissant les flancs du mont Igueldo. À pied, il est toujours long de se séparer des villes. Même si, de ce côté-là, San Sébastien s’ouvre assez vite sur la campagne et des landes côtières sauvages, il faut tout de même dépasser les dernières habitations, les petits bourgs que le voisinage de la grande ville a gonflé de maisons neuves. Sur un chemin étroit, à la sortie d’un de ces villages pavillonnaires, j’eus la surprise et le plaisir de découvrir un signe amical. Quelqu’un avait disposé le long d’un mur une petite table destinée aux pèlerins. Des jarres d’eau permettaient de remplir les gourdes vides. Protégé par un auvent, un registre recueillait les commentaires que les marcheurs voulaient bien laisser.
Une pancarte leur souhaitait un bon pèlerinage et leur indiquait avec une précision dont on ne pouvait dire si elle était cruelle ou charitable qu’il leur restait « seulement » 785 km à parcourir jusqu’à Saint-Jacques. Surtout, attaché à son encreur par une petite chaîne, un tampon permettait d’authentifier l’étape. À San Sébastien, je n’étais pas parvenu à faire apposer un cachet car l’office du tourisme était fermé à l’heure où j’étais passé. Pèlerin novice, je n’avais pas encore l’expérience qui permet aux plus confirmés de faire tamponner leur Crédentiale dans les pharmacies, les bars, les bureaux de poste ou les commissariats de police. J’étais donc reparti avec un passeport encore vierge. Voilà que sur cette portion anonyme de chemin, presque au milieu de nulle part, j’allai moi-même, avec émotion, placer le premier jalon de mon parcours de papier, grâce à ce tampon qui représentait une belle coquille rouge. J’écrivis un mot enthousiaste pour l’inconnu qui m’avait fait ce cadeau, avec la même reconnaissance que Brassens pour son Auvergnat. Puis je continuai.

L’après-midi était bien avancée. Le soleil était revenu et avec lui une chaleur humide qui me faisait suer à grosses gouttes. Il fallait presser le pas pour trouver un lieu propice au camping sauvage.
J'en repérais plusieurs mais, en m’approchant, je les trouvais chaque fois trop près des fermes, trop en vue de la route ou pas assez plats. Enfin, vers la tombée du soir, en enjambant une clôture de barbelés, je découvris une portion de champ qui me parut convenable. Par-dessus les haies, on voyait la mer jusqu’à l’horizon. De gros cargos croisaient au large. Je montai ma tente, disposai tous les accessoires du bivouac et sur un réchaud fis cuire mon dîner.

La nuit tomba et je la contemplai longtemps avant de me coucher pour de bon. En une journée, j’avais tout perdu : mes repères géographiques, la stupide dignité que pouvaient me conférer ma position sociale et mes titres. Quelques mois plus tôt, j’étais servi par un maître d’hôtel aux petits soins qui m’appelait Excellence, et voilà qu’assis par terre, je mâchais des nouilles pas cuites. Cette expérience n’était pas la coquetterie d’un week-end mais bien un nouvel état, qui allait durer.
En même temps que j’en mesurais l’inconfort et que je pressentais les souffrances qu’il me ferait endurer, j’éprouvais le bonheur de ce dépouillement. Je comprenais combien il était utile de tout perdre, pour retrouver l’essentiel. Ce premier soir, je mesurais la folie de l’entreprise autant que sa nécessité et je me dis que, tout compte fait, j’avais bien fait de me mettre en route. »
Extrait.  

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