PREMIERE PARTIE
L’Inconnue de Bangkok
1
La Banque Hortswell
La mode c’est Bangkok, plutôt Phu Kiêt et les plages du sud de la Thaïlande ou du « Siam » comme on disait à une époque lointaine, celle d’avant le déluge, d’avant cette maladie qui s’est emparée des Occidentaux, que Julius Kröne nomme la Touristika. À cette époque les dictateurs s’emparaient du pouvoir le temps de se faire la caisse en se prosternant devant le roi, et personne ne s’intéressait à ce pays du bout du monde. Maintenant, il lui fallait traverser des cohortes de touristes pour aller accueillir les investisseurs qui pleuvaient sur le pays comme la vérole sur le bas-clergé au Moyen-âge. Car le big-business marche à fond, sur tous les produits, licites ou illicites, opium, pierres précieuses, œuvres d’art, contrefaçons, et, ce qui était le plus terrible : le trafic des organes que des praticiens véreux prélevaient sur des cadavres ou de « faux-vrais cadavres ». Sinistre !
Julius remuait toutes ces pensées, alors que Hutchinson, le directeur de la banque Horstswel, raccompagnait avec une attention particulière le client qu’il avait été cherché à l’aéroport. De celui-ci, il ne connaissait que le prénom probablement bidon : Mickaël. C’était le centième Mickaël au moins, qu’il avait été cherché à l’aéroport pour Ritchi. Et ce matin, il n’avait pas été étonné de voir un jeune à baskets surgir de la salle d’arrivée portant un sac à dos sur un T-shirt douteux. C’est vrai que c’était l’idéal pour se fondre dans la masse des mecs en bermudas et casquettes siglées L.A., New-York-New-York, Chicago, University etc. Ils semblaient tous vouloir se ressembler comme les pingouins de l’Arctique comme pour se différencier du monde « exotique » qu’ils venaient découvrir ou exploiter.
-Julius ! s’était écrié le jeune en lui tendant la main.
Et avant qu’il ne soit revenu de son étonnement.
-À la Banque !
Dans la Mini-Morris, pendant qu’il tenait des propos stupides, Julius avait détaillé ce jeune homme mince, au visage avenant, au front large sous un casque de cheveux noirs ébouriffés dont les pectoraux moulaient le T-shirt blanc, glissé dans un jean déjanté. Un jeune à la mode quoi !
« Le parfait touriste pour les plages et les clubs de luxe. »
Les réflexions de Julius s’étaient arrêtées là. Pas de commentaire sur les clients que Ritchi lui demandait d’aller chercher pour les piloter dans des banques ou des « sociétés ». Pour ce service, Ritchi lui donnait un « petit » quelque chose qui lui permettait de vivre sans penser aux cinq cents mille dollars qu’il avait mis de côté à la HSBC.. Et ce petit quelque chose lui permettait de vivre bien dans son cottage au bord d’un klong. On y accédait par un petit pont de bois ravissant. Lady Beth Savina, sa voisine, qui vivait dans une superbe villa entourée d’un grand jardin, servie par des domestiques obséquieux, jouait à se faire peur chaque fois qu’elle devait le franchir, et l’appelait à l’aide de sa voix stridente. Alors il accourait se reboutonnant, le Bangkok-Post à la main, car la venue de Lady Beth le surprenait toujours. C’est à croire qu’elle aimait ça. Il avait beau lui dire :
-Chère amie, pourquoi ne pas annoncer votre venue, qui est toujours pour moi un grand honneur et me procure un vif plaisir, par un appel téléphonique ? Vous avez bien un portable ?
Et elle lui répliquait invariablement.
-Depuis la mort de mon cher Edward, je ne peux plus sentir ces objets-là. J’en ai un, oui, cher ami, mais pour appeler l’ambassade en cas de…, et elle lui envoyait un regard explicite, car elle n’osait finir sa phrase, comme pour conjurer le mauvais sort qui n’aurait eu alors aucune pitié pour s’acharner sur elle. Julius acquiesçait de la tête, car lui aussi le craignait, le mauvais sort. Il fallait absolument s’en protéger. Les Asiatiques ne faisaient-ils pas autant ? Toits aux coins relevés pour chasser les mauvais esprits, bébés mal vêtus pour leur faire croire qu’ils étaient malheureux, millionnaires pleurant sur leur misère, tout leur était bon pour le conjurer. Julius lui-même ne lui avait jamais avoué qu’il allait parfois brûler un bâtonnet d’encens dans l’une des mille pagodes du pays. Et, ça lui faisait plaisir de songer que Lady Beth (il l’avait su par une indiscrétion de Bà, son secrétaire) faisait de temps en temps une entorse aux préceptes de la Bible en dépêchant une prière au bouddha de jade de son salon.
-Comment vous ici ?
La vieille chouette était encore là ? Elle le poursuivait ma parole.
Il eut juste eu le temps d’apercevoir Hutchinson s’incliner devant elle, tandis que Mickaël disparaissait au seuil de la banque
Le temps qu’il lui court après, il avait disparu.
Ils s’envolent comme ça, les clients de Richi soupira-t-il. Ils les amenaient sur leur lieu de rendez-vous puis ils se volatilisaient. Parfois cela se terminait mal comme celui qu’il avait réceptionné sous le nom de Charlie et dont il avait lu dans le journal que l’on avait retrouvé le corps criblé de balles quelques jours plus tard flottant sur le Ménam. Mais cela ne préoccupait pas Julius. Dans une ville qui débordait de millions d’habitants ce n’était pas une surprise, et puis Richi lui faisait réceptionner n’importe qui. C’est comme ce type qui disparaissait passé la porte tournante de la banque. Mais le plus fort qu’il lui était arrivé c’était l’homme de New-Delhi, comme il l’avait baptisé. A peine dans sa Mini-Morris, en plein embouteillage sur le National Highway, il avait ouvert sa portière, et en lui jetant un bref salut avait disparu entre les voitures. Julius se savait ridicule avec sa petite Morris à côté des grosses bagnoles. Richi lui avait plusieurs fois fait remarquer qu’avec le fric qu’il lui donnait, il pouvait s’offrir une belle allemande. Mais Julius répliquait qu’avec sa trottinette il se faufilait mieux dans les dédales des rues, des embouteillages, et, élément important, il passait pour un insecte négligeable à côté des mastodontes qu’aimaient les riches chinois, thaïs ou autres, et que c’était mieux ainsi. Richi n’avait rien répliqué, mais son œil goguenard disait qu’est-ce que j’en ai à foutre que ce gros tas de graisse préfère cette petite merde plutôt qu’une grosse ; l’important c’était qu’il réceptionne les clients que lui envoyait l’Agence Vip-High. Une agence qu’il avait dénichée sur Internet il y a trois ans, quand il avait quitté Omega-Travels pour raisons personnelles. Oui, pour raisons personnelles, quoiqu’en disent ceux qui étaient restés dans cette usine à touristes. Il en avait eu marre des emmerdeurs qu’étaient ces colonies de toutous que déversaient les charters. Des sauterelles insatiables de SSS, Sexe Sand and Sun, comme dit la chanson. Et avec ça aux trois quart fauchés. Capables de ne ramener de leur séjour qu’une pacotille pêchée au Marché flottant, quand ce n’était pas un beau mal d’amour. Parfois certains imprudents se retrouvaient mariés sans le savoir et venaient pleurer à l’agence pour qu’on les dépatouille d’une sale histoire. Avec un bon bakchich cela s’arrangeait. Julius rigolait en douce devant cette comédie du chaud lapin pris dans le filet. Car les filles, de très jolies petites apsaras, repartaient en enfournant les dollars dans leur ceinture de soie en lui envoyant un sourire entendu. Et il y avait les homos, mais avec eux pas de trop gros problèmes, leurs managers les drivaient au mieux pour ne pas effaroucher la clientèle. Non, Julius en avait eu marre de ce travail pompant. C’est qu’il connaissait le pays, depuis le temps qu’il y était. La première fois qu’il y avait mis les pieds… Bah ! Il ne voulait pas y penser. C’était loin. Il n’aimait que le présent.
-N’est-ce pas mon ami ?
-Ben oui, bafouilla-t-il émergeant de ses pensées sans rien comprendre à ce que lui demandait de confirmer à Hutchinson, Lady Savina.
-Mais oui, rattrapa-t-il, vous avez mille fois raison, Lady Beth. Julius avait pris la manie de l’appeler ainsi, et Lady Savina n’y trouvait rien à redire qu’il l’appelât par son prénom. Cela la plongeait avec un infini plaisir dans sa jeunesse, et ragaillardie par cette fugitive sensation, elle perdit le fil de ses idées. Hutchinson en profita pour s’éloigner tout en courbettes et en marmonnant « Fuyons ! Quelle glue, avec ses chats !» Mais il ne pouvait agir qu’en douceur compte tenu du montant de la notoriété et des zéros des comptes de Lady Savina.
C’est à cet instant que Julius remarqua cet homme au chapeau à large bord de safari qu’il avait entraperçu à l’aéroport. L’homme changeait des dollars au comptoir. Il eut la surprise de voir Lady Savina se précipiter vers lui en s’écriant :
-Oh, par exemple, John Warpool !
-Excusez-moi, Madame, mais vous faites erreur. Je ne suis pas ce John War… dont vous parlez.
-Oh, excusez-moi, je croyais que c’était lui.
C’était incroyable comme il ressemblait au fils de cette grande gigue de Margareth Warpool, qu’elle revoyait de temps en temps, l’été, lorsqu’elle retournait au manoir de Winsterley dans le Sussex. Là, elle rameutait ses amies et ses relations pour un tea-party, histoire de leur montrer qu’elle était toujours vivante, et de faire le décompte de celles ou ceux qui avaient disparu.
-De dos c’était lui, je l’aurais juré.
-Tous les hommes se ressemblent de dos, risqua Julius.
« Pas tous », signifia le regard qu’elle lui décocha.
-Vous avez raison, Milady, s’excusa Julius en se tassant dans son fauteuil, en rentrant son ventre.
Ce chasseur, c’est ainsi qu’il l’avait baptisé, tranchait dans son accoutrement avec les touristes ordinaires et les clients de la banque.
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