"Depuis vingt ans, ce petit ouvrage épais, dans lequel figurent cinq cents recettes de la Rome antique, ne le quitte plus. « C’est mon livre de chevet », dit Renzo Pedrazzini, le chef du restaurant le Lugdunum, à Valcabrère-Saint-Bertrand de Comminges (Haute-Garonne), le seul en France à disposer du label du CNRS pour la cuisine antique romaine (1). Au début de cette aventure culinaire, cependant, le recueil d’Apicius lui a donné bien du fil à retordre.
Par exemple, la recette de chevreau : « Une demi-once de poivre, six scrupules d’asaret, un peu de gingembre, six scrupules de persil, un peu de laser et une hermine de garum ». Ou alors, celle du « poulet à la fronton », l’un des premiers plats romains que le cuisinier a fait renaître, qu’il faut « arroser de défritum » une fois la cuisson terminée. Aujourd’hui, ces termes antiques lui sont familiers. Le scrupule correspond à 1,136 gramme et le défritum est une réduction de moût de raisin proche du Malaga – les Romains ne maîtrisaient pas le processus de vinification. Quant au « garum » issu du poisson macéré dans le sel comme le nuoc-mâm asiatique, il est devenu un élément central de sa cuisine, à la manière de celle de l’Empire de Tibère, au premier siècle.
« UN DÉFI UN PEU FOU »
Pourtant, lorsqu’il ouvre les portes de son restaurant en 1990, Renzo sait le pari périlleux. Il lui faut trouver des ingrédients rares, se départir de certains réflexes et surtout trouver l’équilibre entre les nombreuses épices utilisées par les Romains dans un but gustatif mais surtout nutritionnel et digestif. « Ils n’avaient pas les médicaments d’aujourd’hui, rappelle Hélène Pedrazzini, l’épouse du chef. Chaque épice, chaque légume avait un rôle précis, comme par exemple le poireau coupé en julienne, excellent pour le transit. » Mais comment parvenir à une saveur subtile ? À lui seul, le vin de columelle, un vin blanc servi très frais marie quatorze épices… Il a aussi fallu faire face aux a priori. « Les gens pensaient qu’une cuisine à base de miel serait mauvaise », se souvient Renzo, également accusé de « folklore ».
En réalité, depuis le début, la démarche du couple s’inscrit dans un cadre scientifique. Dans les années 1980, Saint-Bertrand de Comminges – l’ancienne cité antique de Lugdunum des Convènes – fait l’objet de fouilles. Marie-Thérèse Marty, archéologue au CNRS, se lie d’amitié avec Renzo Pedrazzini, qui tient le restaurant de l’hôtel où elle séjourne. C’est elle qui lui procure le recueil d’Apicius et lui lance le défi un peu fou de cuisiner comme les Romains, dans une région qui s’y prête tout particulièrement.
Pour obtenir le label du CNRS, le cahier des charges est très strict. Pas question d’ajouter un ingrédient qui ne figure pas dans la recette, encore moins un produit inconnu à l’époque : le citron, la tomate, le beurre, la crème… Les Romains utilisaient de l’huile d’olive comme matière grasse et liaient les sauces à l’aide de fruits secs – dattes, pruneaux, raisins… – et des pignons de pain. Pas question non plus de brûler les étapes : à l’époque, nombre de viandes sont pochées avant la cuisson pour éliminer les toxines.
DES PLATS AUX MILLE ÉPICES
Il a ainsi fallu au chef quatre ans de travail pour élaborer 80 recettes. « Tous les mois, un panel de goûteurs venait tester les plats », se souvient le chef, fier d’avoir obtenu la consécration du CNRS mais surtout d’avoir convaincu des confrères, sceptiques au départ, et le public. « Certains s’étonnent de ne pas manger allongés, comme chez les notables romains, fait remarquer Hélène Pedrazzini. Mais notre but n’est pas d’être pittoresque : ce qui compte, c’est l’authenticité de l’assiette. »
Ce jour-là, le restaurant accueille une vingtaine de convives, à l’occasion d’un baptême. Dans la cuisine, Renzo s’affaire au milieu de bocaux d’épices venues du monde entier, grâce au concours d’un herboriste passionné, James Forest. Cardamome, livèche, poivre long, Sumac de Syrie, myrrhe du Maroc, macis d’Indonésie… Odeurs âpres, piquantes, suaves… qui viennent composer le menu du jour : moules au moretum, crevettes sur patina d’asperges, saucisse de Lucanie, tranche d’agneau à la parthe, le tout arrosé d’un vin rouge miellé, poivré, dans lequel ont infusé pendant une nuit des herbes de toutes sortes…
Une fois le plat dégusté, Hélène – qui a suivi des cours à l’Université de Toulouse le Mirail – en donne la composition, évoque les mœurs de Rome et répond aux questions de clients tour à tour surpris, bousculés ou comblés par ces saveurs insolites. « Nous sommes des interprètes », tient toutefois à rappeler à maîtresse des lieux. Car si les recherches du CNRS ont permis de décrypter les recettes d’Apicius, certaines adaptations sont nécessaires : incertitudes liées à la traduction, plantes introuvables, comme le laser, utilisation d’un matériel de cuisson moderne… « Et on n’a pas un Romain sous la main pour nous dire si c’est bien ! », s’amuse Hélène. Depuis un an, le couple a limité son activité, accueillant seulement des groupes, notamment scolaires. À 72 ans, Renzo espère trouver un successeur prêt, lui aussi, à faire revivre la table des empereurs de Rome."
(1) Renzo Pedrazzini est l’auteur de La Gastronomie d’Apicius, cuisiner romain aujourd’hui , éditions de Terran, 240p., 35€.
MARINE LAMOUREUX (A Valcabrère, Haute-Garonne)
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