jeudi 7 juillet 2011

Une histoire fantastique près de Angkor, au Cambodge, sur "Libération".

Au Cambodge, un père sorti du néant :
Trente-six ans après son arrestation par les Khmers rouges, Nam Péou a été miraculeusement retrouvé par un de ses fils. Torturé, il avait perdu la mémoire.

"C’est une longue histoire», commence Phyrun Péou, accoudé à une table de l’Herb café, un bar en terrasse situé à quelques pas du monument de l’indépendance, au cœur de la capitale cambodgienne, Phnom Penh.«Jamais nous n’aurions cru que cela puisse nous arriver.»
Cette histoire, rendue publique le mois dernier, détonne par rapport aux récits tragiques qui hantent ce pays martyrisé par le règne des Khmers rouges, ces communistes ultra-radicaux qui voulaient niveler la société cambodgienne et dépasser la Chine de Mao. Le prix de l’utopie a été la disparition, entre avril 1975 et janvier 1979, d’un quart de la population du pays, soit entre 1,7 et 2,2 millions de victimes, mortes par exécution, de famine ou d’épuisement sur l’autel de la pureté révolutionnaire.
Le Cambodge foisonne d’histoires de séparations, de disparitions, d’orphelins, de familles déchiquetées, mais rarement de réunions inespérées entre parents dispersés par le maelström khmer rouge. Or l’odyssée que raconte ce quinquagénaire énergique, en fumant cigarette sur cigarette, est le récit de retrouvailles entre lui et son père, Nam Péou, trente-six ans après qu’une section de Khmers rouges l’eut embarqué de force dans un camion militaire.
En 1975, Nam Péou, âgé de 47 ans, est un officier de police de belle allure, le regard déterminé, le front dégagé et surmonté d’un épais casque de cheveux, comme c’est la mode en Asie du Sud-Est à cette époque. Père de cinq garçons et de deux filles, il travaille dans la ville de Poipet, poste frontalier avec la Thaïlande. Sa femme, de huit ans sa cadette, vit avec les enfants à Battambang, seconde ville du pays. La famille se rassemble régulièrement à Poipet, notamment pour les grandes occasions.
«Maman s’est évanouie»
En ce mois d’avril 1975, Poipet fête le nouvel an khmer avec une exubérance toute particulière, comme pour se voiler la face devant la plongée imminente dans l’abîme. Phnom Penh tombe le 17 de ce mois aux mains des différentes unités khmères rouges venues de l’est, du sud-ouest et du nord. Poipet connaît le même sort quelques jours plus tard. «Comme tous les habitants, nous avons été évacués dans le village de Kob Touch à une vingtaine de kilomètres au sud-est», raconte Phyrun. C’est dans ce hameau, composé de huttes sur pilotis, entouré de rizières vert émeraude, que le destin de cette famille sans histoire va basculer.
Policier au service du régime déchu, Nam Péou est rapidement identifié par les Khmers rouges comme appartenant à l’ennemi. Sous prétexte de l’assigner à des tâches bureaucratiques, il est emmené devant sa famille dans un camion avec une douzaine d’anciens policiers et militaires du régime de Lon Nol, au pouvoir de mars 1970 à avril 1975. Phyrun Péou, alors âgé de 15 ans, et son grand frère, Sorpong Péou, voient leur père être hissé à l’arrière du GMC par des hommes habillés de pyjamas noirs.«Ma mère s’est évanouie», se rappelle Phyrun. Lui et son frère sont suffisamment mûrs pour comprendre qu’ils n’ont guère de chance de le revoir.
Comme pour la grande majorité de leurs compatriotes, les trois ans, huit mois et vingt jours sous le joug des Khmers rouges sont une indicible période de souffrance pour la famille de Phyrun Péou. «Mes frères et moi étions attelés à des charrues, comme des buffles, pour labourer la rizière», dit-il. L’espoir de revoir leur père n’est toutefois pas éteint, même si plusieurs villageois assurent avoir vu Nam Péou être exécuté. «Tous les soirs, après le travail, mon frère aîné Sorpong et moi allions l’attendre sur la route. Dans notre cœur, nous avions le sentiment qu’il pourrait revenir», raconte-t-il. Mais petit à petit, cet espoir s’amenuise. La destinée fatale des personnes emmenées par les Khmers rouges est connue de tous : un coup de gourdin sur la nuque et l’anonymat de la fosse commune.
Réfugiés au Canada
Quand les troupes vietnamiennes envahissent le Cambodge et provoquent la débandade du régime khmer rouge, en janvier 1979, Phyrun et sa famille sont emportés dans la vague qui reflue vers la frontière thaïlandaise. «Nous avons traversé fleuves et rizières sous le feu des Khmers rouges. Des bandits nous ont dépouillés. Près de la frontière, nous avons profité de la panique causée par les bombardements pour passer en Thaïlande», se rappelle-t-il. Amaigris et épuisés mais vivants, Phyrun, sa mère et ses frères et sœurs échouent à Khao I Dang, un immense camp de réfugiés improvisé du côté thaï de la frontière, où les militaires locaux exercent un contrôle mêlant compassion et exploitation.
En 1982, les Péou sont «acceptés» comme réfugiés par le Canada et s’installent à Ottawa. Phyrun devient entrepreneur paysagiste. Son frère Sorpong lave la vaisselle dans un restaurant chinois. Il faut tenter de s’adapter et - encore - de survivre. L’image du père n’est plus qu’un déchirant souvenir. Vingt-cinq ans après, Phyrun Péou renoue avec son pays. Entre 2006 et 2010, il vit entre le Canada et le Cambodge, scrutant les opportunités d’investissement dans un pays qui reprend son essor économique après des décennies d’immobilisme. «J’ai retrouvé mon oncle et ma tante, mes cousins. Aucun n’avait de nouvelles de mon père. Tout espoir était évanoui», dit-il. Phyrun s’immerge dans le nouveau Cambodge, apprenant les codes d’un pays qui n’a plus grand-chose à voir avec celui de son enfance. Les plaies mal refermées de la tragédie khmère rouge sont omniprésentes et ne manquent jamais de raviver chez lui la douleur lancinante du passé. «Je ne voulais plus penser à mon père, parce qu’à chaque fois cela me mettait en rage contre les Khmers rouges», dit Phyrun.
Mais un jour de février 2010, un étrange incident se produit quand un frère cadet de Phyrun consulte une voyante à Ottawa sur ses affaires. D’entrée de jeu, la voyante lui dit : «Je peux voir que votre père est encore vivant. Vous devez le rechercher.» Choqué, le frère cadet rétorque que son père est mort il y a longtemps. Mais à plusieurs reprises, l’incident se reproduit, d’abord quand une sœur consulte la même voyante à Ottawa, puis quand Sorpong, l’aîné, professeur d’université, se rend lui aussi chez un voyant à Vancouver. Le doute s’installe, renforcé par des rêves récurrents de la mère. Sorpong appelle Phyrun au Cambodge et l’informe. Le voyant de Vancouver a donné des précisions : il faut chercher le père près de l’endroit où il vivait auparavant.
Sceptique, Phyrun se rend à Poipet et du côté thaïlandais de la frontière. Il fait imprimer des milliers de prospectus avec la photo de Nam Péou en 1975. S’il est encore vivant, il doit habiter en Thaïlande, pense-t-il, sinon il aurait visité la famille qui réside au Cambodge. Le Thai Rath, le plus grand quotidien thaïlandais, publie la photo et raconte la quête de Phyrun à la une. Des radios locales se prennent au jeu. Mais tous ces efforts sont vains. Les ressources de Phyrun s’épuisent. Après huit mois, il est près d’abandonner.
Crise de larmes
Mais alors qu’il songe à retourner à Phnom Penh, à l’automne 2010, des habitants de Poipet lui parlent d’un vieux mendiant, habitué des lieux, qui ressemble beaucoup à la photo diffusée par Phyrun. Ce dernier décide de faire un dernier effort et rencontre le mendiant. C’est une déception : «Ce n’est pas mon père, je perds mon temps», pense Phyrun. Il l’invite quand même dans une échoppe pour partager un bol de nouilles. Le vieil homme dit ne plus se souvenir du passé et avoir perdu sa famille il y a bien longtemps. Il partage l’avis de Phyrun : «C’est sûr que tu n’es pas mon fils.» C’est alors que la situation prend un tour étrange. Le vieil homme se met à pleurer de manière incontrôlable. «Il pleurait tellement qu’il n’arrivait plus à respirer. Tout le monde nous regardait. Il disait simplement que je lui rappelais quelque chose de son passé, peut-être dans une vie antérieure», raconte Phyrun.
Nouvelle rencontre quelques jours après et nouvelle crise de larmes sans fin. Phyrun ne comprend pas : pourquoi mon visage lui rappelle-t-il son passé ? Se pourrait-il qu’il soit mon père ? L’énigme sera finalement éclaircie grâce au logiciel Photosphop. Une simple superposition de deux photos et des retouches pour effacer les rides montrent que les traits des visages sur les deux clichés correspondent : le menton, les lèvres, la mâchoire…

Le vieil homme demande à converser par téléphone avec la mère de Phyrun qui se trouve à Ottawa. Au fur et à mesure de la discussion, il se souvient du nom de sa femme, de détails de leur vie avant et après le mariage, d’indices physiques. Engourdie, la mémoire du vieil homme se réveille d’un long sommeil. «C’étaient autant de preuves concrètes qu’il était bien mon père. Il avait perdu la mémoire à cause des tortures sous les Khmers rouges», raconte Phyrun.
«Je veux vivre à ses côtés»
Fascinées par son récit, les serveuses de l’Herb café forment un cercle autour du conteur et regardent les photos d’un album dont il tourne les pages. Son histoire a déjà fait le tour de Phnom Penh. Grâce aux témoignages d’amis de son père, Phyrun parvient à reconstituer ce qui s’est passé après sa disparition en avril 1975. Détenu et torturé par les Khmers rouges pendant plusieurs semaines, il est ensuite emmené dans un champ pour y être exécuté d’un coup de bâton sur la nuque avec des dizaines d’autres «traîtres» de l’ancien régime. Mais Nam Péou s’extirpe miraculeusement du monceau de cadavres et se fond dans la masse du «nouveau peuple», les habitants des zones urbaines déportés dans les campagnes après 1975.
Après la chute du régime khmer rouge, il s’installe à Kampot, dans le sud, et se marie. Dans son vieil âge et malgré une santé déclinante, il ressent une impulsion incontrôlable de se rendre régulièrement à Poipet à quelque 600 kilomètres de là.
Muscles saillants sous sa chemisette, grosse bague en diamant au doigt et sourire engageant, Phyrun Péou dit vouloir rester désormais au Cambodge auprès de son père retrouvé. «Je veux vivre à ses côtés pendant sa vieillesse», dit-il. En juillet, sa mère, ses frères et ses sœurs vont venir du Canada pour des retrouvailles qu’ils n’espéraient plus. Après trente-six ans de séparation."

Par ARNAUD DUBUS Envoyé spécial à Phnom Penh (in Libération)

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